Et que la mort soit fière de nous prendre

C’est l’été 1986, en Écosse. Jimmy (ou Noodles) et Tully ont dans la vingtaine et l’envie de s’amuser un week-end entier à Manchester. Il y aura des concerts, de l’alcool, la bande de copains, des filles. Ils partent en bus, tout ce petit groupe ensemble, prêt pour faire la fête. Automne 2017. Ce fameux week-end est devenu une ancre commune de leur passé, à tous ces hommes de 50 ans ou presque. Certains se sont perdus de vue, un est même déjà décédé, mais pas Jimmy et Tully, dont l’amitié a évolué. Cet automne-là, Jimmy reçoit un coup de fil de son ami. Leur vie change alors complètement : leur passé revient en ligne de mire et la mort débarque en pleine face.


Dès la première page, le livre accroche et bouscule à la fois : nous sommes avec Tully et Jimmy, des garçons qui cherchent à s’amuser, mais aussi, de manière plus indistincte peut-être, à prendre une direction dans leur vie. Ce sont deux gars « cultivés » qui adorent, en vrac, la musique, le cinéma, le communisme, la culture écossaise et détruire la politique de Thatcher. Et c’est là qu’il faut « tenir le coup » : le livre est un déluge de références. Non pas du genre à se la péter, de la part de l’écrivain, Andrew O’Hagan, ou de la part de ces jeunes hommes et de leurs copains. Non, c’est juste leur univers, leur monde qui fait d’eux une bande d’amis. Ils socialisent en blaguant, mais non pas de manière vaine, cynique et méchante, créatrice de vide parce qu’on n’a plus rien à se dire, mais plutôt en s’invectivant sur leur manque de goût ou leur bon goût musical ou politique, en conversant avec des citations cinématographiques.


Le livre donne envie d’y être, d’être de la partie. D’avoir une bande d’amis (que des mecs pourtant, ce qui peut facilement devenir l’enfer sur terre pour beaucoup) comme eux, qui se chamaillent et vivent la vie en s’impliquant, en s’intéressant à leur histoire commune et à la vie en communauté. Même si c’est une bande de mecs supposément hétéros, donc un peu lourds par moments, ici, l’énergie, les discussions, tout est intense. La première partie des Éphèmères est donc un capharnaüm écossais venu vivre le week-end de leur vie à Manchester.


Et puis, après le bouillon culturel des années 1980 régurgité après de nombreux verres d’alcool, c’est la mort qui pointe le bout de son nez. La bande d’amis n’existe plus vraiment, hormis dans les souvenirs (mais quels souvenirs !). Jimmy est là pour son ami Tully. Ils ont tous les deux « fait » leur vie, le premier avec Iona, le deuxième avec Anna. Comme dans Gatsby le Magnifique, Jimmy, le petit frère adoptif de Tully, qui le regardait comme un modèle plus jeune, est maintenant là pour un retour de chandelle. Tully, c’est la flamboyance, l’excès punk, jamais méchant mais très exubérant. C’est la recherche constante de la vie, créateur de grands malaises parfois. Tully, c’est le socialiste convaincu qui vivra sa mort comme il l’entend, en dégustant du caviar s’il le souhaite.


Andrew O’Hagan, après avoir écrit un tourbillon de jeunesse infusée en un week-end, bouleverse alors en apprenant à ses héros à mourir. Face à cette amitié fusionnelle, cette amitié « entre mâles », Anna, la femme de Tully, se sent délaissée. Jimmy doit gérer la nouvelle, Iona à ses côtés. Tully ne veut rien entendre. Derrière cette amitié de garçons avec leur code d’honneur délétère, on vit avec ces hommes et ces femmes les derniers moments de retrouvailles, larme à l’oeil. On les quitte la gorge serrée, avec cette sensation vivace et perturbante de devoir dire au revoir à des amis, des amis qu’on ne reverra peut-être plus, les amis d’enfance, ceux avec qui on aura été content d’avoir passé un bout de chemin.


Critique publiée le 19 août 2024 dans le Suricate Magazine : https://www.lesuricate.org/les-ephemeres-et-que-la-mort-soit-fiere-de-nous-prendre/

Cambroa
9
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le 4 sept. 2024

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