Les Furtifs
7.2
Les Furtifs

livre de Alain Damasio (2019)

Après tant d’attente, je viens de finir ce livre, et je me suis rendu compte qu'il valait mieux parfois écrire les critiques à chaud et pas forcément à froid après quelques semaines - on se range à des arguments beaucoup trop logique, on se fait des raisons, on se fait influencer, on s'adoucit avec le temps -.


Alors ce livre ne peut décemment pas laisser de marbre, tant dans le plaisir que dans la déception qu'il peut apporter, ce qui est par ailleurs probablement la plus belle marque de Damasio : En général soit on adore soit on déteste, (ou on a décroché, on a pas pu rentrer dedans, donc on déteste). Pour moi à partir de là c'est déjà qu'avant toute critique, c'est indéniablement une oeuvre réussie, si on part du principe que nous toucher, nous challenger ou même peut-être nous bouleverser est ce qu'on recherche dans toute oeuvre. Et Damasio, il est là dedans, il est dans le vivant, à l'inverse de l'inerte, il est dans la bouscule la grande chamboule, le disruptif (et au combien il doit probablement détester ce dernier mot).


Alors qu'en est-il des furtifs ? Livre tant attendu par des hordes de fanboy radicaux tellement affamés que ça fait bien longtemps qu'ils se sont entièrement auto-digérés ? Quel suite après la "Horde du Contrevent", joyau fantastique inclassable et la "Zone du dehors", roman d'anticipation dans un remake de 1984 actualisé avec une touche d'idéologie punk ?


Et bien les furtifs c'est tout à la fois, tous les génies et thèmes de Damasio dans le même livre. Déjà dans un premier temps de par la maîtrise, les jeux l'étirement incroyable du langage que Damasio maîtrise ici à merveille, - et cette fois-ci il s'est fait plaisir au maximum ! - sous toutes les formes possible, chamboulement des lettres et du format, novlangue, néologisme, emprunt aux langues étrangères mais aussi aux cultures geeks, nerds ; distorsion et argots de langage de la décennie 2010+, (ce qui fait d'ailleurs que ce livre vieillira un peu plus mal). Mais tant pis, la forme rebutera certains comme d'habitude (et probablement toute une partie des fanboys qui n'auront pas pu suivre et décrocheront face à la force de nouveau vent littéraire pour se retrouver dans les hordes de haters et de déçu), mais pour ceux qui "ont la réf" c'est un vrai plaisir de voir ces éléments de langages empruntés à des mondes et des univers tout aussi contrasté que cohabitant chaque jour.


Les futifs, c'est tout à la fois aussi dans la partie anticipation, roman teinté de SF, direct écoulement de la zone du dehors, et globalement ce dont tout à chacun se doit bien d'avoir peur de nos jours, nouvelle technologies, data, superpuissance capitaliste maléfiques, Damasio nous plonge dans une dystopie proche et inquiétante, bref, un roman d'anticipation à la visée juste et de son temps.


Mais il y a aussi le fantastique, Damasio nous fait rêver avec du merveilleux, de la poésie, de l'imaginaire, comme dans la Horde du contrevent, on retrouve des créatures imaginaires, belles, au pouvoirs imaginaires, de la déformation de réalité poétique, des personnages touchants aux super abilités. Sur le côtés fantastique on retrouve aussi bien Damasio et son génie incontesté dans l'art de la description de la matière invisible : le vent dans la Horde, le son et des animaux invisibles dans les Furtifs.


Et aussi dans ce livre le côtés punk, intensité de la vie, rebelle (oui j'ai osé dire le mot) de l'Auteur qui transcrit ce qu'on avait déjà retrouvé dans la Zone du Dehors (mais ici avec une grosse update on est plus chez les rockers séxagénaire). Et ça nous fait aussi bien sûr plaisir de voir ces cultures et état de pensées alternatives au contact de mondes merveilleux, de littérature et de pensées distingué. Ces contrastes et frictions de tous ces mondes connexes est un vrai délice à lire et à vivre. On a aussi le Damasio politique, philosophe, qui nous fourni avec parcimonie par l'intermédiaire de personnages des brins de philosophie et de manifeste politique ici ou là. Et enfin l'intrigue, le désespoir et le deuil de la perte de leur fille par des parents modèles, très bien transcrit, avec toute l'histoire qui en découle.


Dans ce livre il y a donc tous les génies de Damasio dans la même bouteille, celui de la Horde, de la Zone du dehors, celui de ses nouvelles et essais. Mais alors la somme de ces génies dans un même livre - Les Furtifs - est elle la quintessence de l'Art de son auteur ou ou une schizophrénie de person-alités littéraire qui ont toute voulues s'exprimer au même temps ? As-t-on un beau patchwork au broderies dorées, mais qui se découd un peu trop facilement dès qu'on prend un peu de recul ?


Et bien justement là est mon problème, à chaud juste après avoir lu le livre. Bien évidemment bouleversé, transporté, chamboulé mainte fois dans ce récit polymorphe et si riche, j'oscille dans un équilibre d'opinion extrêmement instable entre la perfection d'un joyau littéraire ou d'un roman incomplet, où on a bourré tout ce qu'on pouvait pour que tout rentre mais qui finalement ne se tient pas tant que ça.


Et en fait c'est bien ça, Damasio excelle, chacun de ses génies sont vraiment au top, (bien sur il est bien meilleur dans son agilité à nous faire rêver avec maintes contrepétries mutantes à la manière d'un violoniste d'exception que sur ses passages philosophique, mais on est tout de même dans un roman de fiction) ; bref Damasio excelle dans chacun de ces domaines, mais le livre dans son entièreté pêche sur plusieurs aspects, la structuration et le développement de l'intrigue n'est pas très claire et ficelé, on se perd, on ne sait pas trop ou ça va, les passage sont un peu inégaux, on continue bien sûr, car le texte est beau à tout instant, et ça nous emporte, mais on a clairement l'impression que Damasio aurait écrit plein de bout de son livre dans le désordre et à différentes époques de sa vie et de l'évolution de son style, et qu'il aurait tout mis bout à bout un beau jour d'été.


Concernant la partie idéologie et politique, pour un roman qui se veut avec une certaine distance et réflexion sur la société, on a quelque aspects qui sont survolés très rapidement, tous les personnages, paria de la société, rebelles sont tous beaux et ne font presque jamais d'erreurs, aucune (ou très peu) de remise en question, ni existentielle ou autre. On a aussi un clivage très net gentil/méchant un peu simpliste pour un livre qui se veut développer une pensée beaucoup plus complexe et altruiste. Ici aussi on oscille sur du méchant de grosse multinationale, du méchant politique tyrannique, contre les gentils anarchistes rêveurs, mais on ne plonge pas tellement en profondeur ni dans l'un ni dans l'autre. La psychologie des personnages côtés "méchant" n'est d'ailleurs jamais développée, ils ne s'expriment quasiment jamais et sont loin dans leur tour d'ivoire. De par la nature même des idéologies et personnages qui se veulent alternatifs, on se serait attendu logiquement à une alternative au cliché d'opposition gentil/méchant qui est justement la marque de la psychologie de masse comme le souligne plusieurs fois le livre.


Les différentes péripéties du livre, qui finalement enchaînent scène de batailles sur scène de batailles à la fin, rendent aussi perplexe, sont-elle un épilogue ? ou juste une suite d'effets spéciaux pour le plaisir à l'américaine ? ou trois épilogues à la suite sans prévenir ? Les différents génies de Damasio ne se sont clairement finalement pas accordés en fin de livre, on est pris dans le maelstrom de paradoxes du livre, on a ici tellement de pli et repli qu'il est difficile d'en extraire une essence, un axe. Le dénouement et le message de ce livre est-il fictionnel, idéologique, politique, philosophique ? On s'est trop fait baladé tout le long du livre pour arriver à se souvenir de ce que l'auteur voulait nous dire au fond. On fait du coup un retour au fictionnel pur en fin de livre, et au moins on sait ce qui est arrivé aux personnages.


Cependant, malgré ses faiblesses, c'est l'agilité et la qualité des jeux de langues et de sons de Damasio - Au plus haut et au plus beau de son art ici - , le thème du son et de la vibration, la présence de cultures alternative le tout dans une fiction fantastique et d'anticipation qui auront achevé de me convaincre. Tous ces éléments m'ont eut par les sentiments à défaut de la raison. Il y a tellement tout ce que j'aime dans ce livre, livré dans un style impeccable, et ça c'est déjà suffisant pour s'en délecter à chaque lettre, ligne et son. A l'instar de l'état d'esprits de ses protagonistes, les Furtifs est un livre qui doit s'apprécier au moment présent de la lecture, à la ligne, au mot, au son, tête de lecture baissée et sans (ré)fléchir, sans prendre de méta-recul, de vision périphérique. On se doit d'être dans le vivant pour apprécier ce livre, dans la vibration de l'instant, et c'est de cette manière qu'on appréciera le plus cette oeuvre, et comme ça, et bien ça fonctionne, et c'est sacrément beau.

lyptik
9
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le 5 janv. 2020

Critique lue 214 fois

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