Attendu de pied ferme, le nouveau Damasio, et c’est rien de le dire. Après une Horde virtuose, haletante, marquante à tous points de vue, comment ne pas piétiner d’impatience ?
Le livre est construit sur deux thèmes imbriqués dans un contexte plus général d’ultra-capitalisme et de déshumanisation rampante. La trame principale concerne la quête de Lorca, dont la fille unique a disparu quelques années auparavant et qu’il tente de retrouver en cherchant des Furtifs, des animaux insaisissables dont l’existence même n’est pas avérée et qu’il imagine responsables, ou tout du moins liés, à cette disparition. C’est la partie intéressante du bouquin, avec ce qu’il faut de mystères, de développement et de personnages charismatiques (Arshavin et Saskia, notamment).
De quoi avoir envie de continuer à tourner les pages.
L’autre partie concerne la lutte sociale de punks à chien en sarouels et autres clochards du futur qui font des feux de poubelle non-binaires sur les toits d’immeubles et montent des bidonvilles crypto-communistes sur des îles artificielles.
Cette partie est longue, mais looooongue, et c’est un cauchemar de tous les instants. Tels des flashbacks du Vietnam, ces descriptions interminables de rassemblements gauchistes ont fait remonter en moi le traumatisme des AG organisées par les cancres de Sud Etudiant et de l’Unef qui voulaient bloquer ma fac tous les mois, parce que Sarkozy. Rien que d’y penser j’ai envie de devenir CRS.
Je n’ai rien contre le commentaire social s’il est pertinent, et parfois il l’est. Mais la plupart du temps, tout cela est tellement peu subtil, tellement engagé et dogmatique que, clairement, j’en avais rien à foutre. Damasio ne parvient même pas à s’éloigner de l’hypocrisie habituelle du discours radical, s’indigne de la violence policière puis glorifie celle des militants. Leçon de morale à géométrie variable, rincée, aussi fine qu’un thread twitter.
Mais ce n’est même pas ce qui me déplaît le plus à côté du vrai point noir de ce livre : l’écriture.
Chaque phrase (chaque mot presque) a été travaillée à l’extrême et se trouve remplie d’effets de style et de jargon obscur. D’abord il y a les néologismes, des mots-valises dont le sens est à déduire. C’est parfois malin, parfois gênant, mais ça hache souvent la lecture et il y en a beaucoup. Damasio est un peu trop content de ses trouvailles et en fout partout, une constante pour toutes les idées du bouquin.
Ensuite, il y a les mots en langue étrangère, surtout en espagnol. C’est con pour moi, j’ai fait Allemand LV2. C’est toujours plus devinable que les phrases en Balinais.
Puis on a les jeux de mots… des trucs comme « Hacker vaillant, rien d’impossible ». Au niveau des calembours de vitrines de salon de coiffure : « Sup’hair », « Créa’tifs »… Le genre à provoquer un sentiment de honte par procuration.
Mais le pire, c’est la manière de parler de certains personnages. En fait, à part trois ou quatre protagonistes qui parlent normalement, les autres mélangent de l’argot de toutes catégories (verlan, wesh ringard des années 2000, franglais de marketeux,…), coupent leurs phrases, s’expriment en onomatopées ou en métaphores, et ça c’est en plus du reste.
Damasio aime montrer ses muscles littéraires. Quitte à en faire des caisses. Quitte à cacher son histoire derrière un exercice de style entêtant, à la limite du supportable.
Il y a d‘ailleurs un moment très « méta » où des intellectuels acceptent d’aider Lorca et sa femme puis se lustrent l’asperge littéraire en débitant les textes les plus travaillés et référencés possible sans se rendre compte que leur démarche est vaine et qu’ils n’aident en rien.
Je me demande si Damasio ironise volontairement sur son style tarabiscoté, une manière de nous avouer qu’il écrit pour lui-même avant d’écrire pour ses lecteurs. Peut-être même qu’il se fout ouvertement de nos gueules avec ses 700 pages de propagande open-source, culture pour tous et partage communautaire vendues 25 € (généreux avec l’argent des autres, on perd pas le nord à l’extrême-gauche).
Moi, j’avoue que j’ai expédié des dizaines de pages en diagonale pour aller au bout de cet « exploit littéraire » et connaître le fin mot de l’histoire. Un bouquet final à moitié illisible avec des inversions de lettres et des paragraphes entiers de baragouin furtif, hyper chiant. Tout ça pour nous jouer l’éternel refrain de l’anarcho-parasite qui sauve le monde en jouant au diabolo devant son barbecue autogéré.
L’anticipation politique de Damasio est une caricature. Demandez à un soixante-huitard d’imaginer le futur et de parler comme un jeune et vous avez Les Furtifs. Un récit lourd et pesant, à l’exact opposé des créatures imaginées pour l’occasion.
PS : Allez voir ce que veut dire « fif » en québécois.