Alain Damasio imagine un futur dystopique dans lequel les multinationales auraient racheté les plus grandes villes de France en leur donnant leur nom (Orange, Paris-LVMH, Nestlé-Lyon). Il suffirait alors de déambuler dans les rues pour que des capteurs, placés au sol et présents en permanence, déterminent ce dont vous avez besoin (de nouvelles chaussures, car les vôtres sont usées, en vous projetant dans les vitrines avec les nouveaux modèles)… Poussant à l’extrême les « vices » de nos sociétés capitalistes dans un futur qui pourrait totalement advenir, il nous montre ce à quoi pourrait ressembler notre monde si nous ne faisons rien pour y remédier : la publicité partout, tout le temps, en flux continu, envahissant continuellement nos vies, et créant de nouveaux désirs et de nouveaux besoins à l’infini, nous poussant toujours plus à la consommation et à l’achat compulsif d’objets inutiles, aux détriments des capacités et des limites de la planète. Un système dans lequel les plus riches s’enrichissent et les plus pauvres s’appauvrissent, renforçant ainsi les inégalités sociales. Il imagine par exemple un système de forfaits permettant d’accéder à certaines zones de la ville en excluant les plus pauvres, ce qui n'est pas sans rappeler nos fameux "pass sanitaires"…
C’est dans ce cadre que Damasio nous entraîne dans une épopée à travers toute la France : celle de Lorca, un père faisant tout pour retrouver sa fille portée disparue, persuadé qu’elle a été enlevée par les Furtifs (des êtres dont on ne sait pas très bien au départ s’ils sont réels ou inventés par son esprit – ce qui nous conduit une bonne partie du roman à nous demander s’il n’est pas fou – ces entités qui seraient des intermédiaires entre les humains et les non-humains et qui par leurs capacités d’hybridation et leur nature mouvante auraient jusque-là échappé à nos radars). C’est sur ce fond que Damasio nous appelle à renouer avec le vivant, avec les individus non-humains (animaux, plantes, etc.) et avec la part de « vital » qui est en nous, s’appuyant ainsi pour beaucoup sur les thèses du philosophe Baptiste Morizot.
C’est un très grand roman, aussi profond que magnifiquement bien écrit, avec lequel peu d’œuvres aujourd’hui sont capables de rivaliser, de par sa densité, sa profondeur et son utilité sociale. C’est un roman dans lequel il se passe des milliards de choses : des scènes qui rappellent Mission Impossible, d’autres la ZAD, les mouvements militants, les guérillas civiles… Un vrai chef d’œuvre qui en vaut largement le détour !
Ça s’inspire de la philosophie de Nietzsche, Deleuze et Bergson, et ça allie parfaitement profondeur et sensibilité, un combo assez rare à notre époque !