Comme beaucoup, j'avais été impressionné par la Horde du Contrevent et sa puissance évocatrice, son jeu avec le langage et son univers assez étonnant. Je n'avais pas trop apprécié sa fin, facile, mais l'ensemble était relativement bon, voir excellent pour certains passages.
Lors de la sortie des Furtifs en édition grand format, je ne l'avais pas lu, mais j'avais eu connaissance du clivage qu'il avait créé, sans vraiment savoir de quoi parler réellement le bouquin. De fait, la quatrième de couverture n'est pas spécialement explicite, mais je me doutais bien que le problème venait du discours social du livre.
Avec la sortie en édition poche, j'ai enfin pris le temps de le lire. 930 pages, bien tassées, somme toute un gros pavé. Il m'a fallu du temps pour me lancer dedans, pour me faire à la narration multi-personnages, aux langages divers et surtout à l'histoire de départ, celle de Lorca et Sahar ayant perdu leur fille, de leurs façons différentes d'accepter ou non cette disparition et de la trajectoire de couple qui en a suivi.
Mais, très vite, il apparaît que cette histoire dramatique n'est que la porte d'entrée vers quelque chose de plus grand et, accessoirement, le vrai sujet du livre : un manifeste contre nos sociétés modernes capitalistes, néolibérales et technocentrées.
Et c'est à mon avis là que le bas blesse : à vouloir utiliser la fiction pour faire lire son manifeste à un plus grand nombre, Damasio sacrifie l'histoire au bénéfice de la lutte. La conséquence est tout aussi radicale que le discours : tout devient vérité absolue et toute nuance disparaît. Tous les protagonistes que l'on suit sont forcément des gens biens, cultivés, intelligents et, surtout, ont raison dès le début contre tous. Plus le roman avance et plus la généralisation s'étend : tous les révolutionnaires qu'ils rencontrent sont également des gens biens intentionnés, justes et grands. A l'inverse, toute forme d'opposition, passive ou active, fait partie du camp des méchants, qui ont forcément torts et sont forcément mal intentionnés.
En vérité, Damasio écrit une fiction utopiste, dissimulant un manifeste utopiste. Dans sa logique, il est donc normal de présenter les personnages, incarnation des valeurs et des fondements de cette utopie, comme des parangons de vertu. Leur vision du monde est celle qui est juste, même s'ils sont une minorité à le penser. Leurs actions pour changer nos sociétés sont une évidence, il n'y a pas lieu de les questionner, seulement de s'en émerveiller.
C'est évidemment oublié (sans doute volontairement) que beaucoup des communautés qui ont tenté de construire d'autres formes de vivre ensemble dans l'histoire ont souvent mal fini. Dès le 19ième siècle, les phalanstères, précurseurs des zones auto-gérées (ZAG) décrites dans les Furtifs, ont terminé en petits groupuscules aux mains de tyrans. Plus récemment, les mouvements hippie et new-age des années 60 ont été utilisés par certaines personnes pour créer de véritables horreurs (sectes, prédation sexuelle sur mineurs...).
Alors, le livre est-il condamnable pour autant ?
Il faut reconnaître à Damasio est très bonne compréhension de notre société actuelles et de ses dérives technologiques. Sa critique principale est tout à fait pertinente : croire que la technologie pourra résoudre tous nos soucis, notamment s'agissant de l'écologie, est une impasse. Reconnecter au vivant et accepter que l'humanité n'est qu'un maillon d'un écosystème global plutôt qu'une prédatrice de cet écosystème, cela reste un message qui mérite d'être porté.
Tout ce que l'auteur décrit sur la privation des espaces publics au profit d'une élite financière est une réalité qui ne cesse de s'imposer à nous. Ce sujet a eu une résonance toute particulière puisque j'ai fini le livre en plein jeux olympiques 2024 à Paris. Terrible écho que les mots de Damasio, pourtant publiés il y a 5 ans, lorsque l'on voit comment la capitale française a été littéralement livrée aux intérêts du CIO et des groupes financiers, obligeant sa population a quitter temporairement leurs lieux d'habitation ou subir un système d'autorisation pour utiliser les espaces publics.
Rien que pour cela, je pense que le livre a son intérêt à être lu par un plus grand nombre, car effectivement, il parle bien de notre réel actuel, pas d'une dystopie hypothétique et futuriste. J'encourage donc la découverte de l’œuvre, que j'ai personnellement appréciée, même si je comprends qu'elle ne parlera pas à tout le monde.
C'est sans doute son plus gros défaut : le militantisme de Damasio ne touchera que les gens déjà convaincus. Mais ce n'est pas grave, car ce n'était pas l'objectif de l'auteur. Sans doute s'est-il dit que, déjà, si un peu de ses idées radicales finit par infiltrer les consciences, alors le travail aura été fait.