Combien d'entre nous gardent gravé au plus profond de l'être ce souvenir ému des premiers heurts corporels, cette ferveur du premier mot d'amour prononcé, cette bouche entrouverte, cette main qui traîne, ce visage qui dort et qu'on n'en finit pas de désirer ? Cette magie odieuse ou délectable qui s'empare de l'âme juvénile, Montherlant l'a magistralement peinte dans « Les garçons ».


Ce roman évoque la vie et les amours du jeune Alban de Bricoule au collège Notre-Dame du Parc, collège fictif, d'orientation libérale. Dans ce collège religieux, on assiste à la rivalité pathétique entre un élève de la division des grands, amoureux d'un de ses jeunes camarades, et le préfet de la division des moyens qui a une tendresse passionnée pour ce même enfant, Serge Souplier.


Un autre personnage, l'abbé de Pradts, joue entre les deux collégiens le même jeu ambigu où se mêlent la ruse d'un cœur jaloux qui tend un piège à son rival pour l'évincer et la conscience d'un prêtre qui défend la pureté d'un enfant.


Le thème de l'apologie du collège – lieu des passions hautes et des pensées grandes, exalté contre la famille pourrie de préjugés et de pensées médiocres – reçoit un grand développement dans le roman par le conflit d'Alban de Bricoule et de sa mère. Veuve, jeune et belle, à quarante ans – Alban en a dix-sept –, cette dernière entretient des rapports d'amante-mère-complice avec son fils. Personnage séduisant de grande bourgeoise futile, romanesque, vaniteuse, elle éprouve un amour authentique pour son fils qui lui occasionne de cuisantes blessures. Ce qui donne à Montherlant l'occasion de décrire, en quelques pages magistrales, une mort de Mme de Bricoule où il mélange comme il sait le faire le poison des plus atroces cruautés d'un cœur d'homme avec les larmes de la tendresse virile soudain jaillissante.


A lire Montherlant, on finirait par croire qu'on ne peut être heureux que dans un collège. Le collège, lieu intemporel où s'élaborent ces opérations mystérieuses, serait un reflet fidèle de l'identité qui s'établit entre les rêves du jeune garçon et les actions de l'homme mûr.


On voit s'éveiller le désir d'Alban de Bricoule pour le petit Serge Souplier. Ce désir a quelque chose d'émouvant parce qu'il s'exprime dans des gestes naïfs, comme lorsque Alban baise le crayon que Serge lui a prêté ou se confectionne un porte-plume semblable au sien :


« Alban confectionnait un porte-plume identique au sien et l'échangeait afin de conserver le porte-plume que Serge avait pressé entre ses doigts, mis dans sa bouche, mordillé. »


Le fantasme peut viser d'autres zones érogènes. Il ne s'exerce plus alors seulement sur Serge, mais sur d'autres garçons du Parc : il ne s'agit plus dès lors du seul désir d'Alban, mais du flux érotique qui court d'un enfant à l'autre : on sent bourdonner, apprendre, s'exalter, grandir et défaillir, cette ruche d'enfants superposés (les grands, les moyens, les petits) soustraits à l'existence pour mieux l'affronter, formant un univers qui se suffit et qui a sa couleur propre, inoubliable.


Dans cette société d'amitiés particulières, la vie d'Alban prend un sens nouveau : il s'agit de réformer le collège pour que Serge y trouve sa place et pour que l'établissement devienne selon la formule de Pierre Sipriot, « l'Eglise, c'est-à-dire la consolation des âmes incertaines ».


Montherlant ne présente pas un destin singulier dans son roman, mais tout un réseau de relations pédérastiques. L'idée qu'il met en avant, c'est que l'homosexualité n'est pas une pratique subversive liée au sort de quelques individus, mais une volonté morale, à même d'ébranler la société, et tournée vers le bien et la vertu, les affections les plus vives, l'attrait du sacrifice et la générosité du cœur.


Dans le collège où s'agitent les garçons et où règne le catholicisme libéral, les amitiés particulières ne sont pas seulement largement pratiquées, elles sont organisées. Les grands ont fondé une espèce d'ordre, qu'ils appellent la Protection, et qui impose les règles et les rites de leurs amours avec leurs cadets. La chose ayant été découverte, le supérieur veut faire preuve de largeur d'esprit en admettant que ces liens affectueux qui se créent entre les élèves peuvent être des chances pour la charité et l'épanouissement chrétien des âmes.


Aussi ne condamne-t-il pas la Protection, mais décide de l'utiliser en la reconnaissant et en exigeant seulement que les rapports entre protecteurs et protégés cessent d'être clandestins et impurs, et excluent les actes en laissant fleurir les beaux sentiments. Seulement, comme il faut faire la part du feu, il permet les baisers. En suite de quoi, Alban et Serge, en pleine ferveur réformiste, ne laisseront pas de s'offrir de troublantes promenades en fiacre ou de charmants intermèdes dans les grottes des jardins publics pour s'enivrer d'étreintes présumées pures.


L'amour entre garçons, même s'il est pensé à l'intérieur d'une communauté, ne parvient pas à s'imposer et à renverser l'ordre établi. Le renvoi d'Alban de Bricoule de Notre-Dame du Parc marque le moment où Alban comprend qu'un âge d'innocence et de paix, d'attente et de ménagement, vient de prendre fin. L'avenir du jeune homme se cristallise alors autour de son amour pour Souplier :


« L'abbé m'a dit que je sourirai de tout cela quand j'aurai vingt ans. Moi, je dis que, sur mon lit de mort, je me souviendrai de ton dernier geste, quand l'abbé t'emmenait et que tu es revenu pour me tendre la main. »


Après son renvoi de Notre-Dame du Parc, Alban tente de se détacher de son amour pour Souplier. Il courtise alors une jeune fille, Sabine ; fréquente parallèlement des prostituées pour échapper au chagrin, sans parvenir pourtant à fermer « cette plaie toujours saignante et vivante ». Cependant, la douleur, si vive soit-elle, ne reste pas entièrement vaine. En effet, si avec le temps Serge peut bien rester pour Alban « un souvenir brûlant qui redescendit et reposa dans cette fraîcheur des grands fonds que les vents n'ont jamais touché », c'est par ce souvenir qu'Alban se trouve éclairé et comprend le sens véritable de son amour. Ce sens véritable de l'amour c'est qu'il est charité. La charité, comme le rappelait le philosophe Alain, c'est l'amour, non pas de ce qui est aimable, car ce serait trop facile, mais de ce qui ne l'est pas. (1)


L'essence religieuse des Garçons tient au fait que la foi qui s'y manifeste n'est pas fondée sur les faiblesses de l'homme, mais repose au contraire sur une force intellectuelle et morale : triomphe de l'amour (amour de la mère pour son fils, amour de l'abbé pour le petit, amour du supérieur pour son état et pour Dieu, amour de tous ces élèves renvoyés pour leur ancien collège), d'un amour pur constamment prêt au sacrifice.

HenriMesquidaJr
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le 6 juil. 2016

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HENRI MESQUIDA

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