Superbe lecture
Très agréablement surprise par cette lecture ! J'ai complètement accroché dès les premières pages.J'ai bien aimé que l'autrice prenne le temps de développer un minimum chacun des personnages - même...
Par
le 4 janv. 2024
2 j'aime
La mer les a tous emportés. Ils étaient partis pêcher là où un banc de poissons avait été repéré. Soudain, une tempête, effroyable. En un éclair, tous les hommes ont été engloutis.
Kiran Millwood Hargrave décrit à peine ce moment-là. A Vardø, petit village de pêcheurs norvégien situé sur une île au nord du cercle polaire, on n'a pas le temps de s'attarder sur la douleur. On fait face. C'est ce à quoi vont s'atteler très rapidement les femmes : elles s'organisent, décident de partir à la pêche, ce métier d'homme, puisqu'il n'y en a plus pour l'assurer.
La disparition des hommes est une douleur mais elle ouvre un espace de liberté, surtout en ce début du XVIIème siècle où les femmes n'avaient guère de place ailleurs qu'au foyer. A cette époque aussi la religion est très présente, un schisme ne va donc pas tarder à éclater entre les bigotes et les modernes. Ces dernières, menées par l'intrépide Kirsten, sont nettement minoritaires : il y a la jeune Maren, éventuellement la modérée Edne. Il y aurait peut-être aussi Diinna, une Samie qui a épousé le frère de Maren, mais cette dernière se mure dans le silence avec le fils qu'elle portait lorsque son mari disparut. Même sa mère se ralliera au clan des bigotes.
Kirsten brave tous les interdits, va jusqu'à porter un pantalon ! En face, la redoutable Toril ronge son frein. Il faudrait un homme, un vrai, pour remettre de l'ordre dans tout cela, pas ce frêle pasteur dont Kirsten ne fait qu'une bouchée...
Cet homme à poigne, ce sera Absalom Cornet, un vrai dur venu d'Ecosse qui a fait ses preuves en étranglant puis brûlant une sorcière. Le nouveau seigneur nommé à Vardø tient là le profil idéal pour contenter le roi Christian IV, avide de "laisser son empreinte sur le monde", comme nous l'apprend la postface de l'autrice, en mettant au pas les coins reculés adeptes de moeurs barbares. Air connu.
Sur son chemin, l'inquisiteur a ramassé une femme, la jeune Ursula, mariée comme de bien entendu sans son consentement. Sur l'île, l'épouse d'Absalom deviendra la seule alliée de Maren. Son alliée, et même davantage : Kiran Millwood Hargrave traite de l'homosexualité féminine à une époque où le concept était inexistant. C'est donc avec une infinie délicatesse qu'elle fait progresser la relation taboue. On est loin de La vie d'Adèle. Bien sûr, le bonheur de cette relation ressort par contraste avec les coïts brutaux imposé par Absalom. Bien des femmes, encore aujourd'hui, viennent à l'homosexualité par déception voire dégoût de la façon de faire très peu sensible des hommes...
Alors que Ursa fait découvrir à Maren la douceur et la suavité, incarnée par cette robe jaune où elle apparaît la première fois, Maren enseigne à Ursa le métier de femme d'intérieur. Ces moments passés en duo l'aident à supporter ceux avec son mari, qu'elle ne tarde pas à haïr. Mais il faut faire semblant, le lot des femmes à cette époque.
On pressent ce qui va arriver, même si j'active le Spoiler :
Mme Olufsdatter, qui possédait des statuettes sur sa cheminée, ainsi que la trop libre Kirsten, seront accusées de sorcelleries, jugées à la hâte et brûlées vives. Maren et Ursa tiendront à assister à la cérémonie, non pour s'en repaître comme la foule venue de loin, mais pour soutenir les pauvres victimes. Un bain ne sera pas de trop pour se débarrasser de l'odeur tenace, écoeurante, du bûcher. Diinna, quant à elle, aura su fuir à temps. Le bateau revenu à Vardø et Ursa ayant les faveurs de son capitaine, je m'attendais à ce qu'il embarque le couple de femmes mais non. Seule Maren s'enfuit, abandonnant Ursa à son triste sort, et au bébé qu'elle porte. Hargrave n'a pas fait dans le happy ending.
Tout le roman ou presque est rédigé au présent, dans un style assez simple, voire modeste, émaillé toutefois régulièrement de métaphores qui souvent font mouche. J'en ai relevé quelques unes. Page 216 de l'édition Pocket :
Une fois de plus, Ursa ne peut s'empêcher de comparer Kirsten à son mari tant elle paraît sûre d'elle, tant sa présence s'impose dans la pièce. Ursa se prend même à imaginer l'air se déplacer contre les murs de la pièce pour mieux la laisser passer.
Page 229, alors que Maren évoque son frère disparu :
L'église [manque la majuscule à Eglise non ?] parlait d'âme, Varr et Diinna d'esprit, mais dès l'instant où Maren l'avait vu mort, une certitude l'avait emplie : il ne restait plus rien de lui, ni dans ce monde ni dans un autre. Il n'y avait plus qu'un corps, aussi vide que les carcasses pendues dans le garde-manger. Erik n'avait pas changé de forme, n'était pas devenu un oiseau battant des ailes à la fenêtre, pas plus qu'il n'était une partie de la mer, de la baleine ou du ciel. Erik était parti, et rien ne pouvait adoucir sa peine de l'avoir perdu.
Tout à fait ce que j'ai ressenti en voyant des morts. Une carcasse vide qui ne m'inspirait plus rien si ce n'est un malaise : la personne aimée avait quitté les lieux...
Page 260, alors que Toril et son inséparable Sigfrid viennent rencontrer Ursa :
"Sigfrid et moi sommes simplement venues vous tenir compagnie. Et parler à Mme Cornet".
Le coeur d'Ursa tambourine dans sa poitrine avant qu'elle ne se rende compte qu'on l'a citée. Impossible de s'y faire : ce nom est pour elle une chose tout aussi étrangère que cette aiguille dans sa main, et tout aussi piquante.
Page 267, Mme Olufsdatter évoque les figurines qui risquent de lui coûter cher, à présent que l'inquisition est lancée dans le village.
- Les figurines", intervient soudain Mme Olufsdatter. Sa voix évoque à Maren un vieux torchon usé, du même gris que son visage.
Page 375, alors que deux gardes font irruption dans la pièce où Ursa et Maren vivaient un moment tendre :
Brusquement, la porte s'ouvre. Deux hommes apparaissent, s'arrêtent, hésitants. Ursa retire aussitôt sa main, laissant celle de Maren seule, échouée sur la table en bois sombre.
Mais tout n'est pas toujours pertinent. Le style faiblit par moments, comme page 398, lorsque Absalom entre au tribunal avec sa femme, où la description souffre de redondances :
Absalom la guide alors jusqu'au tribunal, son bras passé sous son coude, comme s'il l'emmenait au bal. L'intérieur de la salle est aussi propre et austère que celui d'une église [une fois], chaque élément convergeant vers le trône du seigneur. A ses pieds a été installé une sorte de petit enclos fermé par des barrières en bois - l'emplacement où se tiendra l'accusée, lui apprend Absalom. Plusieurs rangées de chaises se trouvent alignées derrière, comme les blancs d'une église [deux fois], et une galerie surélevée est aménagée au fond de la salle. (...) "Christin devrait bientôt arriver, lui dit Absalom. Et peut-être d'autres épouses de délégués". Il pose un chaste baiser sur sa joue - à son contact, Ursa a réellement l'impression d'être transportée dans une église [trois fois].
Un peu plus loin, cette métaphore plus faible :
Christin arrive peu après, vêtue d'une robe violet foncé à côté de laquelle celle d'Ursa ne détonne que davantage, comme des crocus dans un champ.
Quant à ce qui est raconté, mon impression est mitigée. D'un côté j'apprécie que Hargrave nous donne à comprendre le point de vue des inquisiteurs : ils sont réellement persuadés que ces femmes sont habitées par le mal et que c'est rendre service à la société que de les exterminer. Comme dit la fin de La règle du jeu, "le pire, c'est que chacun a ses raisons". Ravages de l'idéologie...
Malgré cela, la tonalité globale du roman reste assez manichéenne : il y a d'un côté les méchants inquisiteurs et la foule de femmes qui suit le mouvement, de l'autre les braves héroïnes Maren, Kirsten et Ursa, qui affrontent comme elles le peuvent l'adversité. Un positionnement probablement non dénué de fondement, mais assez peu fécond. Les thèmes abordés, oppression et intolérance religieuse, brutalité des hommes, rejet de l'étranger (incarné ici par les Samis et leurs moeurs ésotériques) sont tout aussi classiques. Ils n'ouvrent guère de portes au lecteur du XXIème siècle.
Pour le reste, on s'attache assez bien aux personnages et l'autrice parvient à nous faire ressentir l'horreur de la situation. On tourne assez vite les 440 pages. Un roman estimable.
7,5
Créée
le 2 juin 2023
Critique lue 18 fois
D'autres avis sur Les Graciées
Très agréablement surprise par cette lecture ! J'ai complètement accroché dès les premières pages.J'ai bien aimé que l'autrice prenne le temps de développer un minimum chacun des personnages - même...
Par
le 4 janv. 2024
2 j'aime
Un récit fort et poignant inspiré de faits réels sur une petite communauté de pêcheurs norvégiens à Vardo en 1617, décimée par une tempête. Quarante hommes ont péri et les femmes font preuve de...
Par
le 29 nov. 2020
2 j'aime
Récit de mer et de vent, de terres hostiles et peuplé de femmes courageuses, l’oeuvre de Kiran Millwood Hargrave est pourtant touchée par la grâce. Une légèreté de l’écriture alliée à une force...
le 4 mars 2021
1 j'aime
Du même critique
[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...
Par
le 6 oct. 2023
21 j'aime
5
Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...
Par
le 17 janv. 2024
17 j'aime
3
Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...
Par
le 4 déc. 2019
17 j'aime
10