DIONYSOS AUX ENFERS


Euripide vient de mourir, et Dionysos descend aux enfers pour le ramener afin de sauver la cité de ses crises politiques.


Dionysos dans sa démarche se retrouve mêlé aux turpitudes humaines. Non seulement est-il incapable de s'en extraire ou de les dominer, mais encore doit-il y prendre part, et ce faisant se ridiculiser autant que les hommes peuvent être ridicules.


Il doit y prendre part, il a décidé d'y prendre part, parce qu'il s'est mis en quête d'un poète pour sauver la cité. C'est une déchéance qui semble en partie délibérée, mais qui à de nombreuses reprises semblera le dépasser.


La confusion entre l'homme et le dieu réside dès le départ dans le personnage d'Héraclès (homme devenu dieu) auquel Dionysos emprunte les attributs, la masse et la peau de Lion. Ce déguisement sera par ailleurs l'occasion d'un comique de répétition. Héraclès a foutu bien le bordel en Enfer lors de sa propre catabase, il a tout goinfré et libéré le Cerbère, et Dionysos déguisé devra en répondre à la place. Le dieu du vin et du théatre devra subir un peu penaud le ressentiment des résidents infernaux envers son frère bourrin et glouton.


Ce sera l'occasion pour Dionysos d'inventer diverses ruses, mais son art se révélera inepte à le soustraire aux menaces et même aux coups.


Dans la deuxième partie de la pièce, Dionysos enfin arrive dans le monde infernal, et retrouve Euripide en dispute avec Eschyle. Au terme de la dispute, Dionysos décide de ramener Eschyle, finalement, et de laisser Sophocle sur le trône des poètes pour le garder contre Euripide qui le convoite. L'objectif de base se trouve ainsi complètement inversé...


CONTEXTE HISTORIQUE


Il faut comprendre cette pièce dans son contexte historique et surtout politique. La pièce fut présentée aux Lénéennes de 405 av. JC, six mois avant la grande défaite de Aigos-Potamoi dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse (qui aboutira bientôt à la capitulation athénienne devant Spartes). C'est dans ce contexte sombre que Dionysos descends en enfer, et espère trouver des solutions auprès des poètes défunts. Il cherche un poète qui saura non seulement imaginer des tactiques martiales, mais surtout "redonner vie à la cité" [persée, David Konstan*].


Il part initialement à la recherche d'Euripide. La descente se fait en trois étapes bien distinctes.


LES TROIS ÉTAPES


Dionysos rencontre d'abord Héraclès dont on connaît les tendances violentes et inconvenantes, qui incarne ici la capacité héroïque des humains à affronter la mort et à y survivre.


Dans un deuxième temps Dionysos rencontre le choeur de mystes. Cette scène évoque les rites initiatiques des cultes à mystères d'Eleusis, un culte de nature ésotérique auquel était affiliés non seulement Déméter et Hadès, mais aussi Dionysos sous le nom de Iakkhos [Wikipédia]. Ce chœur incarne dans la pièce une recherche de bonheur par des moyens non-agressifs, une "possibilité de survivre en état de bonheur éternel" [persée, article de David Konstan*].


Dionysos passe enfin la porte des enfers et arrive au monde infernal. Il y trouve Euripide, en dispute avec Eschyle. La dispute porte sur la valeur poétique de chacun, et va s'étendre à qui saura proposer des solutions (plus ou moins fantaisistes) à la guerre en cours chez les mortels. Dionysos au final va distinguer Eschyle comme le plus à même, par sa poésie, de "redonner vie à la cité".


Ce monde infernal incarne les concours agonistique et l'agora athénienne, des éléments essentiels à la vie de la cité. Il faut comprendre l'agon sur un mode de la dispute très particulier, comme un mode de médiation entre l'individualisme héroïque et la communauté mystique. C'est un dialogue qui est à la fois combat et collaboration. Dans ce mode, le mode politique "n'est ni singulier ni pluriel, il est dyadique, son nombre est le duel" [persée, David Konstan*]. C'est en somme la dispute organisée de manière à devenir un moyen de collaboration, et non pas uniquement le lieu d'une confrontation des intérêts divergents.


Dionysos traverse ainsi trois scènes, "partant de la scène de la valeur personnelle, traversant celle de la solidarité initiatique, arrivant enfin sur le lieu de la vertu politique et contestataire, représentée par le concours des poètes" [persée, David Konstan]


La catabase de Dionysos par ces différentes étapes se termine donc sur la troisième étape qui forme une deuxième grande partie : l'agon entre Eschyle et Euripide. La pièce devient là le lieu d'une réflexion plus large sur la poétique.


Cette deuxième partie est l'occasion pour Aristophane, à travers une parodie du mode agonistique (en l'occurrence plutôt comique voir ridicule) de se demander quelle poétique est la plus à même de donner à la cité le bon enseignement, l'enseignement tel que l'entend Aristophane, c'est-à-dire "une forme d'éducation morale que les auteurs dramatiques devraient offrir au public de citoyens et qui leur donnerait un cœur noble et vaillant" [persée, David Konstan*].


Cet enseignement attendu du poète (et voie d'immortalité pour le poète dans la Grèce antique, comme le laisse entendre Eschyle aux vers vous irez voir par vous-même) est fondée sur "la responsabilité civique et le service politique rendu à ses concitoyens".


LA VICTOIRE D'ESCHYLE


Pour tenter de comprendre les raisons de la Victoire d'Eschyle sur Euripide, il faut comprendre la quête implicite de Dionysos.


Dionysos dans cette comédie est en fait en quête d'une nouvelle identité, comme il est en quête d'un nouvel imaginaire pour la cité en péril. Or cette quête d'identité qui traverse trois étapes, semble obéir au processus des rites de passage en trois temps des cultes à mystères, tel que celui incarné par les Mystes dans la pièce.


Dans cette initiative, on respectait les trois étapes suivantes :
_une première phase de séparation envers la structure sociale où la culture,
une phase telle que l'incarne ici Héraclès à la frontière du monde des enfers.
_ une deuxième phase limite (phase liminaire, limen < seuil...) où le sujet troublé perd ses repères, se dédouble et souffre,
phase telle que l'incarne la scène au seuil de la porte des enfers, où Dyonisos se retrouve confondu avec son esclave, et pour la raison même de cette confusion se voit torturé.
_une troisième phase de réagrégation, réincorporation...


Les mystes dans la deuxième étape représente donc l'homogénéité liminaire, un moment de marginalité de l'initié, où se mêle l'humour du dérisoire ironique et le sérieux dans une suspension des règles de la vie ordinaire... c'est l'état dans lequel se trouve Dionysos et par extension la cité grecque. C'est un état liminaire en quête d'une réorganisation.**


La cité grecque en effet fait face à deux défis, celui de la guerre, et celui qui nous intéressera peut-être davantage, celui de l'égalité grandissante dans la société (la libération des esclaves eut lieu quelques mois avant la création des Grenouilles).


C'est une situation compliquée, dans laquelle l'égalité, bien que souhaitable
(Dans la Parabase, au sujet de la libération des esclaves :  "Je ne voudrais pas dire que cela n'est pas une bonne action, en fait je l'approuve."
_ou le Choeur : "Athènes devrait se défaire de sa prétention sélective si elle ne veut pas que les générations futures lui reprochent son manque de jugement.")
cohabite avec un sentiment douloureux d'anonymat au sein d'une société qui perd toute structure, au sein d'une société où les statuts traditionnels sont remis en question.


Et il semble que, d'après Dionysos (et par extension d'après Aristophane), la poésie d'Eschyle soit supérieure à celle d'Euripide pour sortir Athènes de son état liminaire. Elle lui est supérieure car elle ne se limite pas à une attitude descriptive, c'est-à-dire en quelque sorte réaliste, propre à la poésie d'Euripide. La poésie d'Eschyle possède un véritable pouvoir de conception, capable de proposer un nouvel imaginaire propre à la nouvelle situation.


DETAILS DU CONFLIT POÉTIQUE


Il y a ainsi conflit entre la poésie habitée d'Eschyle, et la description d'Euripide "vraie pour des formes vides". Pour Euripide il y a correspondance fidèle du signifiant au signifié, alors que pour Eschyle le signifiant a le pouvoir de former ou de produire le signifié. La poétique d'Euripide ne peut que décrire l'effondrement de la civilisation et ne peut pas changer la situation.


La pratique de l'oxymore d'Euripide par exemple montre une complaisance à la confusion... ("âme sans âme", "vivant sans vivre"...)
Il montre des dieux habillés en vêtements de mortels. L'art d'Euripide reflète le désordre dominant. Quelque part Aristophane le représente aussi, c'est le propre de la satire. La place laissée à Euripide dans le débat laisse entendre la valeur tout de même de son discours critique. Mais Aristophane fait aussi honneur à Eschyle, et à son pouvoir d'enchantement du mot présenté comme nécessaire pour délivrer la cité de son anonymat liminaire.


Enfin, il faudra noter dans cette pièce que la conception de l'État est ouverte à celui qui pratique le langage poétique, et dominée peut-être par celui qui domine dans ce langage, dans une vision je trouve démiurgique du pouvoir performatif des mots.



** Ci-dessous un extrait entier de cet article : un peu plus de détails sur les degrés des rites initiatiques d'Eulesis. Il fut très intéressant pour moi de tomber là-dessus juste après avoir visionné Midsommar...


La confusion radicale d'identité entre Dionysos et Xanthias [son esclave] correspond,
selon moi, à ce que Victor Turner, poursuivant la pensée de Arnold Van
Gennep, rapporte comme l'étape liminaire du processus rituel. Turner
écrit: «Van Gennep a montré que tous les rites de passage, de 'transition',
présentent trois phases: la séparation, la limite (le limen signifiant 'seuil'
en latin), l'agrégation. La première phase (de séparation) comprend
l'attitude symbolique signifiant le détachement de l'individu ou du groupe soit
d'un point fixe préétabli dans la structure sociale, soit d'un ensemble de conditions culturelles (un «état»), soit des deux. Pendant la période
«liminaire», les caractéristiques du sujet rituel (le «passager») sont doubles...
Dans la troisième phase (réagrégation ou réincorporation), le passage est
consommé»19. Turner donne une liste de traits différentiels qui distinguent
l'état liminaire du système de statut. Ils comprennent diverses catégories:
par exemple, égalité contre inégalité, anonymat contre système de
nomenclature, absence de rang contre distinction de rang, acceptation de la
douleur contre soustraction à la douleur, ainsi de suite (pp. 92-93).

Vernon79
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le 29 déc. 2019

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