Du moment où je l'ai ouvert, je n'ai pu me sortir Wuthering Heights de l'esprit, retournant à lui comme Cathy à Heathcliff, et Heathcliff à Cathy, inlassablement. J'étais comme happée, prête à dévorer l'histoire douloureuse des Earnshaw et des Linton, chapitre après chapitre, avec l'espoir discret, souvent dissipé, qu'un moment de répit viendrait mettre un terme aux souffrances de ses personnages, enlisés dans une tragédie familiale déchirante et implacable ; comme une malédiction de laquelle ils ne pourraient réchapper.
J'ai l'impression d'avoir été envoûté par Emily Brontë, qui semble à peine se déguiser derrière son héroïne, Catherine. Catherine, comme un spectre, hante non-seulement Heathcliff, l'amour de sa vie, mais elle se devine également derrière le moindre mot du roman, se faisant l'ombre de chaque dénouement, se tenant, figure évasive, derrière chaque personnage, et ce bien qu'elle ait disparu depuis longtemps ; consciente d'avoir légué son fardeau malheureux à sa fille, victime de substitution d'Heathcliff, bourreau estropié mais dont l'humanité profonde brûle, et qui jurera de la faire payer pour avoir ôter la vie à son âme sœur.
Tous les personnages de Wuthering Heights semblent condamnés au malheur, du moins jusqu'à la dernière partie. Et comme une fatalité, chacun d'eux va subir d'épouvantables violences traversant le livre de bout en bout, à la lisière de l'anéantissement émotionnelle, entraînés malgré eux dans le tumulte d'un amour impossible que rien n'entravera, pas même la mort. Et comme eux, nous sommes condamnés à observer cette autodestruction vicieuse.
La grande force du roman, c'est sa capacité à rendre palpable la moindre trace d'humanité chez ses personnages, et c'est en cela qu'il les fait attachants quand bien même ils puissent être médiocres ou exécrables. Ils rendent compte d'une dualité chez l'être humain : à la fois asservis par leurs sentiments, ils ne vivent en fait qu'à travers eux, passionnés.
Les sœurs Brontë sont souvent regardés comme des romantiques, mais si Jane Eyre parvient en effet à transcender sa condition pour embrasser son idéal, les personnages de Wuthering Heights voient leur désirs réprimés par l'accablante réalité qui les étouffe et ne parviennent jamais à se réaliser pleinement. Ils s'adaptent et, dans le cas d'Heathcliff, usent des pires bassesses pour se contenter. Emily Brontë se joue des codes et des conventions comme pour mieux dépeindre la frustration extrême qu'ils ressentent, avec notamment quelques touches d'humour critique autour de la religion, qui s'incarne en l'infernal Joseph le biggot.
La lande anglaise devient ainsi le théâtre de l'errance de Cathy, forcée d'habiter les lieux désolés de son passé, comme si elle n'eut pu être en paix sans sa moitié, préférant un enfer désolé avec lui qu'un paradis qui l'en verrait absent. Alors même que le roman se clôt sur un repos apaisant (du moins les morts doivent-ils être tourmentés même dans l'au-delà), les fantômes ont déjà pris possession de notre âme, enlacé notre cœur, épousé notre ombre.
Obsédant, Wuthering Heights m'a tellement bouleversé que je n'ai moi-même plus l'impression de pouvoir être en paix. La vive tristesse qu'il inspire et la grâce onirique, presque fantastique, qui en émane continuent d'éveiller ma fascination, comme si sa prose s'était inscrite sous ma peau et permettait à mon sang d'affluer dans mes veines. Que le fantôme de Cathy me précédait. Et qu'elle n'était jamais morte.
Oh let me have it, let me grab your soul away
Sans conteste, mon âme a-t-elle été emporté.
Et les mots de l'unique roman d'Emily Brontë ont survécu.