Commencer un cycle est toujours un moment compliqué. Alors, lorsque le cycle en question doit s'allonger sur dix volumes de plus de mille pages chacun ; que le récit de la saga manipule peut-être une cinquantaine de personnages « principaux », ceux-ci s'étalant entre des peuples et sur des continents entiers ; que la narration trouve sa source dans plus de trois cent mille ans d'histoire, pour aboutir à une convergence de forces et de divinités comme le monde n'en a jamais connu... le commencement est une chose délicate.
Steven Erikson fait un choix audacieux, car pénible pour le lecteur, mais très pertinent parce qu'il pose le caractère de sa narration : démarrer in medias res, sans expliquer le contexte et la situation dans laquelle le lecteur se retrouve plongé plus qu'il n'est nécessaire. Plutôt qu'expliquer longuement le moindre point de détail de ce très vaste univers, il est plus efficace de faire ressentir son atmosphère... et la compréhension suivra, tant bien que mal.
Dans ce premier segment nous découvrons l'armée de l'empire malazéen, ou plutôt un groupe disparate mais bien identifié de celle-ci : les Brûleurs-de-Ponts, formation d'élite, ou même de légende. Enlisés dans une campagne de conquête compliquée dans un continent étranger, à des ligues de mers et d'océans de la capitale, ils se retrouvent au cœur de luttes de pouvoirs internes à l'empire et suite à la prise, particulièrement sanglante, de l'une des dernières villes libres du continent, ils sont envoyés en mission d'infiltration dans la prochaine cité à conquérir : Darujhistan, la ville née d'une rumeur...
Mais les choses ne sont pas simples, et les évènements se précipitent jusqu'à la convergence finale : car ils ne sont pas les seuls joueurs dans ce jeu... Il faut composer avec les dieux eux-mêmes, qui ne sont divins que par leurs fidèles ; il faut composer avec l'empire malazéen, qui semblerait vouloir se débarrasser de vieux soldats trop gênants et pourrait bien chercher à déterrer de vieux secrets qui feraient mieux de rester enfouis ; il faut composer avec Darujhistan elle-même, ville libre et qui tient à le rester.
Steven Erikson pose dans ce premier volume les fondations de l’œuvre épique à venir : il s'agit ici de mêler les destinées humaines et divines ; de faire apparaître la bravoure au milieu de la lâcheté ; de mettre en scène des Convergences millénaires, dont la portée rappelle souvent la puissance de l'Iliade ; car dans ce monde-ci, imprégné de magie, il y a des forces à l’œuvre, mais il y a peu d'harmonie.
Le Livre des martyrs (Livre malazéen des glorieux défunts, pour la première traduction), ainsi qu'il est connu en France, est un cycle complexe et vaste ; une titanesque entreprise de redéfinition de la fantasy, de ses acquis et présupposés. Erikson tisse une toile gigantesque, d'une finesse et d'une densité impressionnante, qui ne peut se comprendre ni ne peut s'appréhender à la seule lecture d'un dixième de celle-ci.