Quelle place les juifs occupent-ils dans les pensées de Hegel et de Nietzsche ? Le sujet méritait bien un livre entier. Le rapport de Nietzsche au judaïsme est un sujet relativement courant (car polémique) en histoire de la philosophie, mais qui est souvent abordé de manière lapidaire ou avec un parti pris évident. Concernant Hegel, le traitement du judaïsme et des juifs par sa pensée est assez peu étudié. Cela peut notamment s'expliquer par le fait que, comme ce livre le montre bien, Hegel a du mal à attribuer une position au judaïsme dans sa philosophie de l'Histoire.
Le livre résume de manière extrêmement pertinente les pensées des deux philosophes. L'analyse de l'auteur est synthétique et éclairante sur de nombreux points. La lecture du bouquin vaut également le coup pour ces sous-parties qui ne traitent pas directement du sujet.
Pourquoi étudier le rapport aux juifs de ces deux penseurs spécifiquement ? La quatrième de couverture tente d'y répondre en mettant en avant un paradoxe qui intéressant d'étudier : la pensée rationaliste de Hegel serait plus antisémite que la pensée irrationnelle de Nietzsche. Le contenu du livre est évidemment plus subtil que cela, mais c'est l'idée. L'auteur explique que, pour lui, ce sont les deux philosophes les plus importants du XIXe siècle. On devine donc que l'intérêt est d'étudier la place des juifs dans deux pensées extrêmement importantes pour la philosophie. De ce point de vue, le livre est une réussite puisqu'on en ressort avec des réponses claires sur le sujet. Et il fallait bien plus de 300 pages pour traiter ce sujet chez ces deux auteurs très complexes. Étudier un sujet commun à Hegel et Nietzsche est très intéressant afin de saisir leur manière de penser qui est tout à fait différente.
L'étude du rapport de Hegel aux juifs est longue et complexe. L'auteur développe une analyse subtile afin de rendre compte de l'évolution de la pensée de Hegel concernant le judaïsme. Dans la première partie de son oeuvre, par exemple dans "L'esprit du christianisme et son destin", Hegel aborde directement le sujet de la religion. L'auteur montre que la manière dont le philosophe traite le judaïsme repose sur des conceptions antisémites typiques de l'époque de Hegel, mais qui ne sont plus exactement celles que nous connaissons aujourd'hui, l'antisémitisme ayant lui même évolué. Une des grandes idées hégéliennes concernant les juifs est le fait que le rôle de ce peuple se serait arrêté très tôt dans l'Histoire. Le christianisme aurait en quelque sorte vidé de sa substance le rôle du peuple juif dans l'Histoire du monde.
Cependant, Yovel met en avant la distinction claire qu'il faut opérer entre la pensée philosophique de Hegel et la manière dont il concrétise cette pensée : même si sa pensée repose en partie sur des conceptions antisémites, il n'en reste pas moins que Hegel prend position en faveur de l'émancipation des juifs, ce qui n'était pas évident à son époque. L'auteur explique cet apparent paradoxe de manière convaincante.
Concernant Nietzsche, Yovel explique très bien l'évolution de sa pensée à propos des juifs. Comme Hegel, Nietzsche était plutôt antisémite dans sa jeunesse et sa pensée a favorablement évolué par la suite. L'analyse de l'auteur est très éclairante afin de saisir les niveaux de lecture des textes de Nietzsche relatifs aux juifs. Yovel explique notamment que le philosophe jouait "avec le feu" en instrumentalisant la rhétorique, le vocabulaire et les conceptions antisémites afin de mieux les retourner contre les antisémites eux-mêmes, ce qui engendre une confusion possible (et compréhensible) à la lecture de ces textes. L'anti-antisémitisme de Nietzsche s'expliquait notamment par son mépris pour une pensée qu'il considérait comme vulgaire, comme une pensée pour la masse et une pensée pleine de ressentiment. Le philosophe allemand utilisait d'ailleurs la critique du judaïsme (du moins d'un certain judaïsme historique, comme l'explique l'auteur) afin de mieux attaquer le christianisme. Le judaïsme est attaqué chez Nietzsche avant tout comme accoucheur du christianisme et des valeurs qui sont nées avec, quitte à ce que le philosophe fasse un amalgame entre juifs et chrétiens parfois grossier.
Il n'en reste pas moins que Nietzsche, de par son ancrage culturel et de par son époque, avait nécessairement quelques conceptions antisémites.
C'est tout l'intérêt de ce livre de poser implicitement la question de la définition de l'antisémitisme, même si l'auteur explique très bien que qualifier tel ou tel auteur d'antisémite n'a finalement que très peu d'intérêt philosophique. Quelque part, oui, Hegel et Nietzsche étaient antisémites. Mais qui ne l'était pas à cette époque dans cette partie de l'Europe au regard de notre pensée d'aujourd'hui ? Il s'agit donc de reconstruire l'évolution de leur pensée concernant les juifs, la manière dont ces penseurs prenaient position face à la persécution concrète de ce peuple dans la société, et surtout, comment leur pensée et leurs propos s'inscrivaient dans un contexte afin de comprendre concrètement le rapport de ces grands penseurs aux juifs et au judaïsme.