Mon avis est partagé. La lecture du livre est agréable, les chiffres avancés ou construits par Todd ont beau être profondément déprimants, il y a un plaisir de découverte statistique. Comme à chaque fois, on sent que Todd aime partager ses recherches, quelles qu'en soient les conséquences. Il ne masque ni ses surprises ni son enthousiasme à interpréter ses résultats et c'est communicatif. On lit le bouquin d'une traite par plaisir d'emprunter des chemins de traverse pour comprendre certains mécanismes à l’œuvre. Les chiffres et les interprétations sont nombreux, c'est foisonnant. Todd tente des hypothèses avec fougue, certaines de ses conjectures sont cavalières mais argumentées. A la fin on se retrouve avec tout un appareil critique, des données et une perspective dissidente articulée. Cette dernière est certes très générale, donc localement critiquable, mais elle est intéressante et convaincante dans son ensemble. Il donne matière à réfléchir, même si c'est sur le mode de la contradiction. Je ne suis pas totalement aligné idéologiquement avec Todd, mais je ne peux pas nier que son approche stimule ma réflexion.


Surtout, et c'est le point fort du livre, des hypothèses avancées sur la société et l'économie française par d'autres que Todd sont mises à l'épreuve de données démographiques. Et ces données sont aussi une solide base pour ses propres hypothèses. En bref, Todd est démographe derrière sa polyvalence, il est donc armé pour chacune de ses escarmouches.


Ce qui m'embête avec ce bouquin est aussi à la base de ce qui me plaît. Todd essaie énormément d'hypothèses, certaines avec humour, d'autres avec provocation, et si toutes sont intéressantes, elles ne sont pas toutes également convaincantes. Disons qu'il y a une hiérarchie des thèses avancées par Todd, et plus on avance dans la partie prospective (la deuxième moitié du livre), plus on descend dans cette hiérarchie (ce qui est normal, c'est de la prospective).


Cependant, ça me gène car ça met le livre dans une position bâtarde. C'est la position que Todd adopte régulièrement, il adore ça c'est sûr. J'explique ce que j'entends par position bâtarde.


Le livre démontre d'un gros travail de recherche : des données sont produites et interprétées - mais pas toujours avec la même rigueur. Les meilleures théories émergent certainement plus de l'imagination du chercheur que de sa rigueur, ok. Todd embrasse totalement cette vision, c'est l'objet de sa référence à Marx. Il ne veut pas s'enfermer dans des études étroites, il a le recul et la puissance éditoriale pour tenter une approche critique globale et c'est tant mieux. Mais est-ce que son bouquin est complètement rigoureux ?


Je pense qu'il s'en bat les reins, qu'il est juste content de nous partager ses découvertes et ses intuitions. Mais faut pas se leurrer, le bouquin a été écrit vite pour être vite publié, c'est un bouquin militant autant qu'un bouquin de recherche. Or, en adjoignant à ses thèses les plus pertinentes et les plus documentées des thèses moins documentées (peut-être plus imaginatives, plus jubilatoires), il laisse le champ libre à tous les tocards du PAF de relever certaines de ses largesses interprétatives (même si elles ont la caution de l'humour) et certains usages statistiques contestables (ni illégitimes ni inintéressants mais contestables). C'est le propre d'une production scientifique d'être contestable, mais le livre est aussi militant qu'il est scientifique. Or, dans le champ médiatique (qui est un champ où le niveau intellectuel est très bas, j'en conviens), avoir des points contestables signifie automatiquement que les commentateurs vont relever exclusivement ces points et ignorer tout ce qui est profondément convainquant. En gros, il n'y aura pas de critique intellectuellement honnête, il n'y aura que l'énumération de quelques une de ses thèses vidées de leur argumentaire puis la mention d'une ou deux interprétations cavalières. La critique médiatique se concentrera sur ces une ou deux interprétations pour discréditer ces quelques thèses, alors que les premières ne sont même pas à la base des secondes. Et Todd ne pourra pas s'en défendre clairement car, malgré tout, un certain nombre de ses positions sont confuses.
C'est ce qui c'était passé pour Qui est Charlie ? et c'est ce qui se passe à chacun des bouquins plus politiques de Todd.


Il tire à boulet rouge sur plein de types, c'est marrant mais il est clair qu'il stimule des réactions violentes chez ses cibles. J'aime bien, mais en étant provocateur, en brouillant premier et second degrés, on peut aisément trouver un ou deux points pour discréditer l'ensemble de son argumentation. C'est le sel de son style mais aussi son défaut. Cette position bâtarde est peut-être inhérente à l'exercice de la prospective, mais Todd est tellement provocateur, c'est tellement un filou incapable de se retenir de pincer tout le monde qu'il accentue la "bâtardise de la prospective", si je puis me permettre cette formulation.

Bretzville
6
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le 8 févr. 2020

Critique lue 532 fois

7 j'aime

Bretzville

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