On oppose souvent, à raison, Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Si ce dernier a eu une vie plus irréprochable, vertueuse et harmonieuse, celle de Jean-Paul Sartre a été plus sulfureuse : un voyage dans l'Italie fasciste, des liens avec des radios vichystes, des méthodes peu recommandables et une certaine prétention couplée à une perceptible lâcheté. Cependant, malgré cela, Sartre reste littérairement le meilleur. Il a un style plus élaboré que Camus, plus emphatique diraient ses ennemis, et une sensibilité artistique & esthétique plus subtile. J'adore l'engagement de Camus et me méfie de celui de Sartre. Pourtant, je hais Les Justes et suis un grand admirateur des Mains Sales ou du Mur. Revenons-en à la pièce, elle se compose de sept tableaux : Hugo, un jeune militant intellectuel du Parti Prolétarien d'Illyrie est engagé par ce dernier pour assassiner Hoedereer, le chef du Parti qui cherche à nouer une alliance avec les bourgeois libéraux et la monarchie pour assurer la paix. Il prend alors un rôle de secrétaire et est accompagné de sa femme Jessica. Va alors se dénouer une forme de tragédie sous les yeux apeurés et attristés du lecteur.
Les thèmes abordés sont profonds et touchent à cette fameuse distinction platonicienne selon laquelle les Idées sont parfaites, et la Matière imparfaite. Le personnage principal est typiquement le "fakir", le "moine" qui se bat pour un au-delà dans l'ici bas, qui se désintéresse des faits, de l'Humain, du Monde pour s'intéresser aux idées, aux principes, aux abstractions qui ne sont pas palpables et finalement n'existent pas. Le communisme, pourtant une idéologie athée, est en réalité à l'instar du catholicisme, du libéralisme, du nazisme ou du fascisme une idéologie platonicienne et rousseauiste. Ce petit intellectuel qui refuse de se salir les mains avec le sang de ses ennemis et finalement en agissant dans le monde lui-même, qui ne vit qu'avec les mots, sans talent, sans influence sur la marche du monde, est ce que Nietzsche surnommait "un halluciné de l'arrière-monde". La pureté des idées, transcendante et totalitaire (changeant au gré des époques) est ici opposée au pragmatisme, au matérialisme et à l'immanence. Le portrait de ceux qui agissent dans le monde, les cruels, les tyrans manipulent les Idées à leur guise et se servent des esprits abstraits pour imposer leur joug. Notre jeune intellectuel, lui, est perdu, médiocre, lâche, vit dans un monde idéal qui n'existe pas. Loin d'être une pièce de théâtre, Les Mains sales est un procès adressé à Platon et à l'idéologie qui nourrit l'Occident depuis Constantin.
Au niveau du style, les dialogues sont dynamiques, efficaces et les moments de tension s'enchevêtrent aux moments de philosophie qui jalonnent le texte. Sartre en fait évidemment une illustration de ses thèses existentialistes et il convient de reconnaître que le talent de J-P Sartre est de savoir mettre un fond stylistiquement très élevé au service de son fond, pas toujours très puissant. La façon de toucher à la relation entre Hugo & Jessica, puis entre Hoedereer & Jessica témoigne d'une réelle finesse et d'une réelle capacité esthétique. La pièce est rapide, efficace et n'a pas d'appendices inutiles : elle est exigeante pour le lecteur et pourtant très accessible. C'est une pièce de théâtre qui mérite d'être lue parce que l'auteur ne se prend pas ici au sérieux, il est presque palpable qu'il se hait lui-même à travers Hugo. Parfois, ce sont par les hommes les plus médiocres, les plus lâches, les plus abstraits que se nichent les chefs d'oeuvre du mal-être de la transcendance, où se marient absurdité et tragédie.