(tabac, pluies acides, trou d'ozone, réchauffement climatique)
Naomi Oreskes et Erik M. Conway examinent l'influence falsificatrice, sur les débats concernant diverses questions d'hygiène publique, de chercheurs Etats-Uniens issus des institutions militaires de la deuxième guerre mondiale et de la guerre froide, seulement soucieux de protéger le laisser-faire des industriels. Ils bénéficiaient de la complicité et de l'aveuglement de certains media plus sensibles à leur statut institutionnel qu'à leur compétence dans les domaines où ils promouvaient un doute coupable en faveur d'industries nocives, lesquelles finançaient aussi des recherches valables offrant le bénéfice "secondaire" de fournir devant des tribunaux des arguments scientifiques en faveur d'un doute perpétuel (ainsi d'une étude sur le rôle du stress dans le développement du cancer, utilisée pour maintenir au-delà du raisonnable le doute sur la nocivité du tabac).
"Dans la mesure où les résultats des investigations scientifiques semblaient suggérer que le gouvernement devait vraiment intervenir sur le marché si l'on voulait sérieusement s'occuper des problèmes de pollution et de santé publique, les défenseurs du marché refusèrent d'accepter ces résultats. Les ennemis de la régulation gouvernementale du marché devinrent les ennemis de la science."(p.427)
Le contexte et la période sont limités à la seconde moitié du XXe siècle aux Etats-Unis.
Nous sont aussi exposés la manière fut calomniée Rachel Carson (l'autrice de "Printemps silencieux"), accusée d'avoir causé la mort de millions de personnes en ayant persuadé des autorités de cesser l'usage du DDT qui avait temporairement réduit la prolifération des moustiques et fait drastiquement diminuer le nombre d'infectés par la malaria (avant que les moustiques ne s'adaptent de toute façon); on nous détaille aussi les attaques visant Cal Sagan qui mit en garde contre l'hiver nucléaire (les particules en suspension dans l'atmosphère qui résulteraient d'un grand nombre d'explosions et causeraient la disparition de masse de la vie en bloquant les rayons solaires) et dénonça l'inanité du programme de la "guerre des étoiles" ("bouclier" de missiles anti-missiles qui protégeraient contre 90% - tant pis pour le reste - des missiles nucléaires envoyés en direction des E.U.).
Ben Santer, qui rédigea le résumé du rapport du GIEC de 1995 attribuant définitivement le réchauffement climatique à l'influence humaine, fut également harcelé .
Ces méthodes ont pour résultat d'intimider une bonne partie de leurs collègues. Les promoteurs de doutes orientés défendaient des opinions non validées par des collèges d'experts, et parfois comme notre quatuor d'anciens au coeur du récit, ne fondaient leur parole que sur leur autorité, leur réputation et leurs relations, sans même appartenir à la discipline sur laquelle ils émettaient une opinion. Leur seul but était de trouver un écho dans l'arène publique, et de tirer parti du caractère incomplet et jamais définitif de tout résultat scientifique, pour mettre en exergue des incertitudes parfois au-delà de la vraisemblance, au seul profit du commerce.
Ils faisaient fi de la validation des résultats par la "procédure d'examen critique par des spécialistes, (...) que l'on appelle "l'expertise par les pairs"" (page 13) "L'idée (...) était de maintenir la controverse active" (page 16)
Ces virulents contradicteurs avaient aussi l'oreille des dirigeants politiques trop contents de trouver une confirmation de leurs préférences idéologiques et de leurs choix économiques.
Ces personnages caricaturaux de chercheurs bornés inféodés à la grande industrie ont bénéficié d'une époque inculte en matière scientifique, où journalistes, juges, et population laissaient aimablement ces questions aux "spécialistes" qui avaient les oreilles du pouvoir. On a toutefois encore nos propres techniciens des mines tout puissants, même s'ils sont moins grandes gueules que les Charpak et Allègre du passé.
Ces figures hautes en couleurs de l'époque folklorique de l'enthousiasme techniciste ont laissé la place à de nouveaux techniciens de l'enfumage plus discrets aux méthodes plus subtiles, vendeurs de technologies vertes typiques d'une époque où les nouvelles techniques se périment encore plus vite que du temps de la foi joyeuse dans le progrès.
Promotion sur les stocks d'éoliennes - on a déjà le modèle suivant en usine, il durera plus longtemps et sera plus efficace, croyez-nous! Adoptez la voiture électrique, une fois démocratisée on fera mine de découvrir qu'on n'aura jamais assez de lithium pour durer un demi-siècle, et que de toute façon pour fournir l'électricité à tous les foyers il faudra ouvrir quelques dizaines de nouvelles centrales nucléaires! C'est pas grave, d'ici là on aura trouvé d'autres terres rare à exploiter!
(extraits)
"Au début l'essentiel de l'argent vint de l'industrie du tabac; ensuite, des contributions affluèrent de fondations, de think tanks, de l'industrie des combustibles fossiles." (page 18)
"De 1979 à 1985, Fred Seitz dirigea un programme, financé par la R.J. Reynolds Tobacco Company à hauteur de 45 millions de dollars. Ces fonds distribués à des scientifiques à travers le pays pour de la recherche biomédicale, avaient pour but d'élaborer des arguments et de former des experts pour défendre le "produit" lors de procès en justice" (page 16)
"Toutes les études retenues concernaient des questions scientifiques légitimes, dont certaines habituellement négligées par la médecine - comme le rôle des émotions et du stress dans les maladies somatiques."
"Mais le principal objectif, (...) répété dans les archives de l'industrie, consistait à développer "un large ensemble de données scientifiquement fondées et utiles pour la défense du secteur contre les attaques"" (page 27)
"Le but était de combattre la science par la science - tout au moins avec les inconnues et les incertitudes de la science du moment, grâce à une recherche scientifique qui pourrait être utilisée pour détourner l'attention de l'essentiel." (page 28)
"Pendant un demi-siècle, l'industrie du tabac, les promoteurs de la SDI [Strategic Defense Initiative - la Guerre des étoiles] , et ceux qui doutaient de la réalité des pluies acides, du trou d'ozone et du réchauffement climatique se sont efforcés de "maintenir la controverse" et de "raviver le débat" en promouvant des affirmations contraires au courant scientifique majoritaire et au jugement des experts. Ils ont propagé des idées qui avaient déjà été réfutées dans la littérature scientifique, et les médias s'en sont faits complices en rendant compte de ces positions comme si elles faisaient partie des débats scientifiques en cours. Souvent, les médias se dispensèrent d'informer les lecteurs, les spectateurs et les auditeurs que les "experts" cités avaient des liens avec l'industrie du tabac, qu'ils étaient affiliés à des think tanks idéologiquement marqués qui recevaient de l'argent de l'industrie du tabac (ou plus tard de l'industrie des combustibles fossiles) ou qu'il s'agissait seulement de contradicteurs invétérés" (p 393)
"Lorsque Jastrow et ses collègues exposèrent leurs opinions auprès du grand public plutôt que dans les cercles scientifiques , ils s'écartaient des protocoles institutionnels qui, pendant quatre cents ans, avaient garanti la véracité des énoncés scientifiques." (p 439)
"Nombre de points de vue de nos contradicteurs avaient déjà été discutés dans les cercles scientifiques et n'avaient pas franchi le test de l'évaluation par les pairs."(p439)
"Dès les premiers jours, la science a été associée à des institutions - l' Accademia dei Lincei, fondée en 1609, la Royal Society en Grande-Bretagne, fondée en 1660, l'Académie des sciences en France, fondée en 1666. Les lettrés (c'est ainsi qu'étaient désignés les savants et philosophes de la nature avant l'invention du terme "scientifique" au XIXe siècle) comprirent que pour créer des connaissances nouvelles il leur fallait les moyens de confronter les apports des uns et des autres. Au Moyen-Age, l'apprentissage consistait pour l'essentiel à étudier les textes anciens - pour préserver la sagesse antique et commenter les textes révélés - mais bientôt, les lettrés ressentirent le besoin de quelque chose de plus. Il fallait faire de la place aux connaissances nouvelles. (...) apparut la nécessité d'un mécanisme de contrôle des innombrables contributions qui seraient faites. (...) revues, conférences, évaluation par les pairs"(p 438)
"Devenir expert dans un domaine quelconque de la science moderne représente, par le degré de concentration et de dévouement que cela exige, un effort que peu sont capables de fournir. Que dire d'un expert dans plusieurs domaines à la fois!" (441)
"Le fait est que ces hommes n'étaient experts dans aucun des domaines vers lesquels ils se tournèrent au sommet de leur gloire."(p440)
"Des hommes comme Bill Nierenberg étaient fiers du rôle qu'ils avaient joué pour défendre la liberté pendant la guerre froide, et ils envisageaient leurs activités récentes comme un prolongement de ce rôle."(p.415)
"Nos protagonistes - Fred Seitz, Fred Singer, Bill Nierenberg et Robert Jastrow - étaient des anti-communistes acharnés, et ils considéraient la science comme une aide cruciale pour prévenir l'expansion du communisme."
"Après l'effondrement de l'union soviétique, les combattants de la guerre froide cherchèrent une autre grande menace. Ils la trouvèrent dans l'environnementalisme, qui, au même moment, avait identifié un enjeu global important exigeant une réponse globale."
"Charles Krauthammer déclara dans le Washington post que l'environnement, c'était le socialisme par d'autres moyens.(...)"Notre économie repose à tel point sur le carbone que l'EPA [l'agence US de protection de l'environnement] sera [bientôt] en mesure de réguler pratiquement tous les aspects de la vie économique."" (p.414)
"Chaque menace environnementale évoquée dans le présent livre représentait un échec du marché, un domaine dans lequel la "libre concurrence" avait provoqué de sérieux "effets de voisinage". Mais en dépit de la connotation amicale de l'expression, ces effets étaient potentiellement mortels - et d'extension mondiale. Pour s'en occuper, les gouvernements devaient s'engager dans la voie de la régulation, parfois très contraignante, afin de compenser les manques du marché. Or, c'est précisément ce que ces hommes craignaient et détestaient le plus, car pour eux, la régulation conduisait en pente douce vers le socialisme, forme rampante du communisme."(p.405)
" Les hommes de notre histoire avaient tous poursuivi leurs carrières dans des programmes et des institutions ou bien créés directement par le gouvernement fédéral, ou bien largement financés par lui." (p.408)
"Dans les années 80, l'administration Reagan annonça clairement à l'académie nationale des sciences qu'elle considérait que "la technologie fournirait la réponse ultime aux problèmes d'approvisionnement en énergie et de protection de l'environnement.""
"La croyance que la technologie peut résoudre les problèmes de la société est fondatrice de l'école de pensée promue par l'économiste Julian Simon, et connue sous le nom de cornucopianisme."(p.417) qui "suppose que les avancées passées ont été le résultat - et n'auraient pu que l'être - de l'économie de marché."(p.424), ce qui reprend les dogmes de Milton Friedman dans Capitalisme et liberté, qui affirme que "les grandes avancées de la civilisation, qu'il s'agisse d'industrie ou d'agriculture, ne sont jamais venues de systèmes centralisés de gouvernement."
Or "La technologie la plus importante de l'âge industriel consista à fabriquer des pièces parfaitement identiques et interchangeables. (...) Seules les machines le peuvent. C'est le département de la défense de l'armée américaine qui développa des machines capables de fabriquer des pièces pour d'autres machines. Il fallut pratiquement cinquante ans d'efforts pour y parvenir - une période de recherche inconcevable pour une industrie privée au XIXe siècle. La défense voulait des pistolets facilement réparables, dont on pourrait changer les pièces sur les champs de bataille ou à leur proximité immédiate." (p.425)
La technique se répandit dans toute l'économie, puis ils ne purent l'empêcher de s'exporter. "C'est un gouvernement centralisé, sous la forme de l'armée américaine, qui inventa l'âge moderne de la machine."
De même pour le développement de l'informatique à partir des calculateurs de trajectoire de missiles, de l'internet dérivé de l'ARPANET, du nucléaire, des réseaux électriques et autoroutiers, etc.
"Dans d'autres cas, de nouvelles technologies furent inventées par des individus ou des groupes d'entrepreneurs, mais c'est l'action ou le soutien du gouvernement qui en firent des technologies commercialement viables : pensez aux avions et aux transistors." (p.426)
Pousser plus avant le débat selon ces termes serait absurde et futile, étant donnée la consanguinité entre les grandes entreprises et les pouvoirs politiques.
Précisons que les auteurs de ce livre sont des avocats du nucléaire. Leur conception de la science et du débat démocratique à son sujet a le mérite d'être réaliste, mais aussi timorée.
"Quand on accorde à chaque voix un temps de parole égal, le résultat n'est pas toujours optimal. Déjà, Alexis de Tocqueville se lamentait de la cacophonie qui tenait lieu de débat dans la jeune république. (...) c'était il y a deux siècles. Aujourd'hui, le problème est bien pire. (...) Internet a créé une galerie de miroirs pour l'information où toute affirmation, aussi grotesque soit-elle, peut être démultipliée à l'infini."