Comment commencer ?
Ce titre, déjà. Pas « Les mots du hasard », ni « au hasard », mais « Les mots de hasard ». « De », comme dans « un jeu de hasard ». Ceux qui viennent comme ça, pour pas grand-chose, qui sont prononcés sans qu’on y pense, et sur lesquels, pourtant, on ne peut pas revenir. Les mots de hasard, ceux qui ne veulent pas rien dire, qu’on ne peut pas imputer à quelqu’un d’autre que nous et que pourtant on n’a pas réfléchis. Ceux de nos small talks, ceux qu’on n’ose pas dire et qu’on masque en parlant du beau temps, et ceux qu’on débite sous le coup de la passion.
À la question « les personnages féminins en littérature peuvent-elles parler ? », Mireille Best répond donc par l’affirmative, et, pour ce faire, elle leur crée une langue. C’est assez rare de lire un livre et, avant même de le refermer, en le lisant, de se dire « je n’ai jamais lu ça ». Découvrir le style de ces cinq nouvelles, c’est une expérience radicale. Protéiforme, il semble s’adapter à chaque contexte, et surtout à chaque protagoniste pour lui offrir son cadre, qui dynamite les conventions narratives traditionnelles – et, en fait, masculines – et qui permettra à son histoire de s’épanouir. Exemple : dans « L’illusionniste », le cœur clos de Pauline qui n’arrive pas à aimer sa fille parce qu’à elle aussi on lui refuse l’amour, c’est une focalisation interne quasi-behavioriste, un style sec, haché, mécanique, glaçant en fait, et qui ne se détend qu’avec son personnage dans les (rares) moments de bonheur qui lui sont permis. Autre exemple : les phrases de la narratrice du « Livre de Stéphanie », une mère de famille qui tombe amoureuse de l’institutrice d’un de ses fils, s’entremêlent et se complexifient, les propositions s’y amoncellent comme autant de tâches ménagères qu’elle doit gérer en permanence, comme une récriture au maternel du Petit Nicolas. C’est finalement « La lettre », l’ultime nouvelle, qui a une syntaxe bien moins ardue et peut-être plus « classique » que les précédentes. En plongeant dans les souvenirs et la solitude de la vieille Valentine qui attend une lettre de son petit-fils, l’émotion et la radicalité nécessitaient moins le dynamitage des conventions que n’en avaient besoin les amours homosexuelles féminines des précédents récits – en outre, n’y a-t-il pas déjà radicalité dans le seul sujet de cette dernière nouvelle ? La solitude des personnes âgées, en parler, et encore plus y accorder une place dans le champ littéraire ?! Le geste était aussi novateur, et, à vrai dire, inimaginable, pour la société comme pour les personnages, que le monologue intérieur d’une femme au foyer qui n’en peut plus de sa charge mentale.
Parce que c’est d’abord ça, Les Mots de hasard. On ne peut pas les réduire à des histoires d’amour (comme je viens certes de le faire un peu plus haut). Les mots de hasard, ce sont ceux qu’on prononce au quotidien et c’est précisément le « quotidien » que trace le stylo de Mireille Best. On limite au maximum les artifices de la langue écrite : dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, on supprime les guillemets, les paragraphes, les tirets : ce n’est plus un style, c’est un souffle. Les verbes de parole, d’ailleurs le plus souvent réduits à « dit », fonctionnent comme autant de respirations dans les paragraphes, présents seulement pour te dire qui parle :
« Bon, dit Geneviève en se redressant, alors qui suis-je ? Comme ça, dit Julie avec sérieux, c’est trop difficile. Qui suis-je pour toi ? Encore trop difficile dit Julie. C’est à prendre ou à laisser dit Geneviève, je ne peux pas simplifier davantage. »
« C’est trop difficile ». Elle a beau être le sujet commun à ces nouvelles, la parole y est finalement toujours empêchée (« Parler, pouah ! dit Julie »), on lui préfère le silence, comme en parle très bien la préface de Suzette Robichon dans l’excellente réédition de l’excellente collection L’Imaginaire qui poursuit ses excellents choix éditoriaux. Quoique tous ces personnages parlent en continu, c’est finalement dans ce qu’elles ne disent pas qu’on entend le cœur de l’histoire – et c’est parce qu’elles sont nos sœurs humaines si bien écrites qu’on le comprend quand même. Qu’on lit entre les lignes de ce qu’elles ne veulent pas (se) dire ou ce qu’elles ne peuvent pas (se) dire, trop enserrées dans un carcan social qui n’est jamais expliqué façon « critique de la socisse » mais simplement montré, et c’est au, ou à la, lecteur·ice de remarquer ce qui ne va pas. Parce que les nouvelles de Mireille Best ne sont pas décontextualisées ni dépolitisées : toutes ces femmes sont prises dans les fers de la violence et de la domination masculines, qui prend différentes formes. Dans « La Femme de Pierre », une jeune femme aime passionnément une statue victime d’un lynchage ultraviolent en place publique : ce texte, l’un des plus courts, qu’on ne sait pas au juste comment lire (conte ? métaphore ? le prendre pour argent comptant ?) se fonde déjà sur une structure similaire au « Livre de Stéphanie », dans lequel l’amour arrivait à former dans la vie de tous les jours une parenthèse salutaire. L’anonyme qui parlait à la statue la couvrait de baisers pendant que la foule en colère allait dîner, encadrant ce moment de passion de deux déferlements de haine. De même, Stéphanie et Andrée, la mère de famille débordée, s’offraient une échappée hors de la routine lorsque le mari d’Andrée et leurs deux enfants partent trois jours à Marseille. On se rend à peine compte du glissement en le lisant et pourtant, avec le recul, les moments sont bien profondément différents. C’est tout l’art de la prose de Mireille Best, où la poésie ne prend jamais le pas sur la politique, et qui rejette souvent en bloc « les hommes » (qui, au mieux, ne servent à rien, même si politiquement on peut en être proche, comme ce vieux communiste qui dans « La Lettre » ne sera « jamais féministe »), de même qu’elle les montre violents, comme le mari d’Andrée, qui défonce la porte des toilettes où s’est enfermé leur jeune fils de 12 ans. Bernard, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle (décidément les Bernard qui frappent aux portes), n’apparaît pas tout de suite sous ce prénom et demeure, dans le flux de conscience d’Andrée, « la Brute », bestialisation sans équivoque, description du monde par le regard de cette femme, cette mère de famille, à qui personne ne veut faire attention, le tout avec ce trait fin, plutôt que « sensible » (dans lequel on entend peut-être trop « sensiblerie »). Par exemple, dans « L’illusionniste », on ne lit, dans le texte, que très peu de choses sur le mari que Pauline a quitté, sinon au détour d’un peu d’humour noir :
« Ma bagnole repart quand on lui tape dessus.
– Moi aussi, dit Pauline, la preuve. »
Dans ce monde hors des hommes, renversé (de nombreuses héroïnes portent des prénoms « féminisés » à la faveur d’un i ou d’un e, comme Valentine, Andrée, Simone, ou Stéphanie), et où tout est à bâtir, le lesbianisme est à la fois tout et n’est en même temps rien. Tout, parce qu’il constitue le fondement de cette nouvelle façon de penser la société, ou plutôt un modèle de société qui ne prétend pas à l’universel ou à l’universalisme ; rien, parce que ce n’est jamais vraiment le sujet de ces histoires, c’en est une donnée, ces femmes s’aiment, voilà, parlons s’il vous plaît du patriarcat, du délitement d’un couple, ou de l’injonction à l’amour maternel. Ce n’est pas l’homosexualité le ferment dramatique qui conduit ces histoires à mal finir, et Mireille Best ne reconduit pas le stéréotype de l’homosexuel (au masculin car les lesbiennes de fiction n’existent en fait pas) forcément malheureux à défaut d’être une grande folle extravagante. Les femmes et les couples de femmes des Mots de hasard, c’est un peu Gazon maudit quinze ans avant, finalement. Bien loin, donc, de se laisser aller au misérabilisme, l’homosexualité « bestienne », néologisme qui reste à inventer, est d’abord créatrice. Non seulement créatrice des textes mêmes du recueil, mais encore au sein même de la diégèse, où se jouent des scènes de baptême, comme dans « Le Livre de Stéphanie » (Simone qui devient Stéphanie (coucou Simon/Pierre)), ou en tout cas des jeux sur le nom. S’y élaborent aussi certaines règles, certaines constantes, comme la présence quasi obligatoire d’une chienne, qu’elle soit refusée, déjà présente, ou vieille compagne de ces femmes qui n’ont besoin de personne – ou plutôt si, besoin de tendresse, que les hommes, par la violence, l’absence ou le silence, ne peuvent vraisemblablement pas leur donner (et cela vaut au-delà de leur orientation sexuelle, comme pour la vieille Valentine qui n’est pas lesbienne mais une femme seule et à qui son petit-fils n’écrit plus).
Oui, il y a assurément de la tendresse dans les mots et les thèmes que choisit Mireille Best, une tendresse qu’on est forcé·e de ressentir à la lecture, touché·es que nous sommes par Valentine qui « overthink » sa lettre dans la dernière nouvelle et craint de dire n’importe quoi, ou par ce procédé si simple et si puissant dans le « Le livre de Stéphanie » d’un livre que la narratrice n’a pas le temps de lire, dont elle remet toujours à plus tard la lecture. Et puis à cette tendresse se superpose par moments un désir fou, torride, radicalement neuf, du jamais lu, qui fonctionne par ellipses et en laissant à deviner, dans des scènes d’amour parmi les plus belles de la littérature.
Et ce qui est beau avec ce livre, c’est qu’il n’est pas écrit à l’aune d’un paradigme des « invisibles », des gens de rien que l’autrice visibiliserait du haut du piédestal sur lequel elle n’est d’ailleurs pas. À cette notion discutable d’« invisibles » (invisibles pour qui ?), préférons celui d’« ordinaires », politique et poétique de création de personnages que l’on pourrait connaître, dont les préoccupations sont finalement celles de toutes et tous. La société des Mots de hasard est celle de la fin des années 1970, mais, un peu comme dans les films de Claudine Bories, qui lui sont contemporains et qui me sont venus à l’esprit pendant la lecture, cette société n’a pas fini de nous parler.
Il faut que Mireille Best retrouve les honneurs dus à son rang dans les lettres françaises et à l’université. Mais avant ça, il faut lire Les Mots de hasard. Chaque histoire surpasse la précédente dans sa construction, par l’émotion comme par les motivations politiques, formant un tout dans lequel on se retrouve pris au piège et que l’on lit à toute vitesse.
J’ai volontairement tenté d’en dire le moins possible sur le contenu même des textes, pas plus que sur la vie passionnante de Mireille Best : d’abord parce que, pour ce point biographique, ce n’est pas ici le lieu de la faire, ensuite parce que, dans les deux cas, le mieux est encore de les découvrir, finalement comme un livre de hasard, en ne sachant pas exactement à quoi s’attendre, pour mieux laisser le livre te briser le cœur.