Un demi-siècle après ma dernière critique, le clavier poussiéreux et les doigts engourdis, je me décide enfin à donner mon avis à nouveau.
Par quoi commencer? Idéalement un livre qui aurait été peu critiqué avant, pour éviter les redondances, qui aurait d'indéniables qualités littéraires objectives, puis qui m'aurait touché ou fait réfléchir. Et voilà, on a "Les naufragés", de Patrick Declerck.
Tombée par hasard sur la fiche de ce livre au détour d'une après-midi ennuyeuse à consulter des listes d'essais relevant de la sociologie et de l'anthropologie, immédiatement attirée par cette note globale de 8.4, qui brillait comme un trésor déjà enfoui dans mon égo narcissique, je l'inscris sur ma - trop longue - liste de livres à lire. Mais voilà, il est introuvable.
Puis, une après-midi, je m'aventure dans une librairie de seconde-main (faites-moi rire!) d'un quartier bobo-chicos de Bruxelles, je tombe dessus. J'ai 13 euros. Il en coûte 11. Je n'hésite pas, et je le prends.


Sans regrets. "Les naufragés", j'aurait fait naufrage avec eux, au détour d'un long voyage. Les naufragés, ce sont les clochards de Paris. Soyons précis quant aux termes; clochard est le terme assumé et revendiqué par l'auteur de ce livre, Patrick Declerck, car il est celui qui résume le mieux la situation de ces individus sur-désocialisés que l'on a l'habitude de regarder sans voir au détour d'une rue ou d'un trottoir. Les naufragés, ce sont ceux auxquels on n'ose pas se confronter, parce qu'ils sont la souillure symbolique d'un monde que l'on se doit d'ordonner. Les naufragés, ce sont ceux que l'on veut aider sans savoir par quel bout prendre le problème...


Patrick Declerck est philosophe de formation, d'inspiration nietzschéenne; il est anthropologue et psychanalyste. Avec "Les naufragés", il nous livre l'oeuvre d'une vie, son essai le plus accompli. Après des années passées comme psychanalyste consultant spécialisé de la population SDF, et comme ethnologue et ce que cela implique méthodologiquement (observation participante, immersion et enquêtes de terrains), il fait de ses observations un compte-rendu magistral organisé comme suit: la première partie est une compilations de descriptions; descriptions de ses nuits au centre d'hébergement de Nanterre, narration de brefs instants de vie, d'horreur et de pudeur, centrages sur les vies de certains de ses patients, leurs problèmes spécifiques et leurs histoires.
La seconde partie est plus théorique et est composée de deux chapitres: le premier, "une folle ataraxie", se centre sur les problèmes si je puis dire "internes" aux individus; majoritairement, leur alcoolisme, et les troubles psychiques qui lui sont associés. Le trouble psychique est-il origine, cause ou conséquence? Ce chapitre du livre a le mérite de soulever des questionnements intellectuels dérangeants, puisque Patrick Declerck pense le trouble psychique comme inhérent à la population SDF, ce qui leur empêche de souhaiter une éventuelle réinsertion; il affirme qu'il ne connaît pas de SDF qui s'en soit sorti, simplement parce qu'il ne le veut pas (on retrouve ici l'idée très psychanalytique du masochisme).
Au sujet de ce passage de ma critique, quelques remarques: ma formulation est hasardeuse, novice. Je ne dis ici que ce que ce qui m'a marqué dans cette partie, et il va de soi que la pensée de Patrick Declerck ne se résume pas à ces quelques phrases très réductrices. Ensuite, l'auteur essaye essentiellement de mettre en avant le fait que la conjoncture socio-économique n'explique pas entièrement, voire même que partiellement, la possibilité d'une désocialisation aussi avancée; et il prends bien soin de nous dire que cela ne signifie bien sûr pas que les SDF ne sont que des fous, des paresseux, qu'il ne faut pas aider. Bien au contraire...
Enfin, le deuxième chapitre s'intitule "De la charité hystérique à la fonction asiliaire": il se centre sur les institutions d'accueil des sdf; leur structure, leurs objectifs, et surtout, la relation entre soignants et soignés - comment l'un cherche en l'autre un miroir rassurant.


"Les naufragés" est un livre magnifique. Outre son sujet extrêmement intéressant, l'écriture de Patrick Declerck est fluide, imagée, très littéraire et romancée - bien plus dans la première partie, ça va de soi -; Patrick Declerck plaira aux plus bobos d'entre nous, se plaisant à disperser ça et là quelques citations de Shakespeare, Nietszche, Conrad, l'air de rien, tout en désinvolture - ah, ce passage magique, où, dormant dans le dortoir du Centre d'Accueil de Nanterre, Patrick Declerck se réveille avec un homme se masturbant à quelques centimètres de son visage, et, après lui avoir collé une patate, tente de se rendormir en, je cite, en "se récitant quelques poèmes"...
Je me permet de rire, mais ces réactions d'auto-défense sont également très intéressantes à analyser, et, surtout, sont essentielles au lecteur.


Parce que "Les naufragés" est un livre angoissant. Difficile à lire, comme il est difficile de se confronter à la réalité des sans-abris. J'ai mis longtemps à le finir, parce qu'une dizaine de page me terrorisaient. Il fallait respirer, penser à autre chose; mais l'immersion fût si enrichissante...


Je ne peux que conseiller ce livre à ceux qui s'intéressent à ce problème de société, qui, au final, ne semble pas si sociétal que ça, ou pas que.

Alicornet
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le 8 juil. 2015

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