""J'ai appris de mon maître ceci : qui se sert de machine use de mécaniques et son esprit se mécanise. Qui a l'esprit mécanisé ne possède plus la pureté de l'innocence et perd ainsi la paix de l'âme. Le Tao ne soutient pas celui qui a perdu la paix de l'âme. Ce n'est pas que je ne connaisse pas les avantages de cette machine, mais j'aurais honte de m'en servir."
Confus, Tseu-kong baissa la tête et ne répliqua pas.
Un instant après, le jardinier lui demanda :
-Qui êtes-vous donc ?
-Un disciple de Confucius, répondit Tseu-kong.
-Ne seriez-vous pas, dit le jardinier, un de ceux qui se servent de leur vaste savoir pour essayer de passer pour des saints, qui flattent le peuple pour le mieux dominer et veulent asseoir leur renommée en le plaignant sans cesse ? Renoncez à votre intelligence et délaissez votre corps, et peut-être pourrez-vous vous retrouver vous-même. Si vous êtes incapable de vous gouverner vous-même, comment pouvez-vous prétendre à gouverner le monde ? Maintenant allez-vous-en et laissez-moi travailler.
Tseu-kong humilié, se courba, pâle d'émotion. il ne put se ressaisir sur-le-champ. Il ne se remit qu'après avoir parcouru trente stades.
Ses disciples lui demandèrent :
-Quel est cet homme avec qui vous vous êtes entretenu tout à l'heure ? Pourquoi avez-vous changé de visage ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas remis de toute la journée ?
-Jusqu'ici dit Tseu-kong, je croyais qu'il n'y avait dans le monde qu'une seul homme ! (Confucius) C'est que je ne connaissais pas encore celui-là. Mon maître me disait : "Toute action doit s'adapter aux circonstances, toute oeuvre doit tendre vers la réussite. Agit avec le minimum d'effort et obtenir le maximum de résultats, telle est la voie du saint." La doctrine de cet homme ne ressemble point à celle de mon maître; c'est celui qui s'attache au Tao qui conserve intacte sa vertu. L'intégrité de sa vertu assure celle de son corps, et celle de son corps assure celle de son esprit. L'intégrité e l'esprit est la voie du saint. sa vie n'est qu'un passage comme celle de tous les hommes, sans qu'il sache où il va et sa pureté est parfaite. Mais celui qui pour servir ses intérêts use habilement de machines ne conforme pas sa vie intérieure à celle de cet homme. L'homme que je viens de voir ne prend pour guide que sa propre volonté; il n'agit que sous l'impulsion de son cœur. Si le monde entier le loue, il n'en est pas exalté; si le monde entier le condamne, il n'en est pas abattu. En un mot, l'éloge et le blâme ne peuvent pas modifier sa conduite. Un tel homme possède sa vertu intacte. Quant à moi, je ne suis encore que de ceux que l'opinion des autres influence comme le vent agite les ondes.
Quand Tseu-kong eut regagné la principauté de Lou, il raconta son aventure à Confucius, qui lui dit : "Cet homme interprète faussement l'art de vivre qu'on pratiquait au temps de l'indistinction primordiale. Il n'en connait qu'un des aspects. Il domine sa vie intérieure mais non le monde extérieur. Celui qui connaîtrait son innocence, qui par le non-agir retrouverait sa simplicité première, embrasserait sa nature, garderait son âme originelle, et vivrait ainsi parmi les hommes, comment celui-là pourrait-il te surprendre ? L'art de vivre tel qu'on le pratiquait au temps de l'indistinction primordiale, comment serions-nous dignes de le connaître, toi et moi ?""