Shakespeare, Molière, Aristophane, trois types qui gagnent à parler du plaisir, à prendre du plaisir et à nous en donner. Leurs personnages méritent aussi un peu de jouir. Ceux de Comme il vous plaira (si sérieux Orlando !), de .l'École des Femmes (innocente Agnès !), et de Lysistrata (idéaliste Lysistrata !) par exemple. Ils sont tout beaux, tous mignons, et se donnent du mal. Que le destin leur soit favorable.
Orlando, derrière ce sérieux dans l'amour, existe chez toi la suggestion d'un rapport simple, et par là charmant, à la vie, tu ressembles à Agnès. Tu l'aimerais bien. À propos de toi, Olivier nous bavarde : « il est doux, instruit sans jamais avoir été à l'école, plein de nobles pensées, aimé, comme sous l'effet d'un charme, par des gens de toutes conditions ». Tandis qu'Horace nous bavarde d'Agnès : « Un jeune objet qui loge en ce logis / […] Fait briller des attraits capables de ravir ; / Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre, / Dont il n’est point de cœur qui se puisse défendre. », à vous deux, votre couple imploserait de pureté, si on vous en laissait le temps et l'occasion, mais vous n'êtes pas du même livre. Et puis vous serez mis à l'épreuve, les guerriers veulent voir l'amour en terre. « CHARLES: Voyons, où est ce jeune galant qui est si désireux de coucher avec sa mère la Terre ? ORLANDO: Ici, Monsieur, mais le désir agit sur lui de façon plus pudique. » D’ores et déjà Orlando, tu dévies d'un angle improbable au plaisir, d’une pudeur naïve, rapport particulier qui se transformera en quête du désir, comme Agnès toujours, vous êtes âmes sœurs et frères, investis d’une exploration.
Mais Orlando, n'oublie pas ta complexe Rosalinde qui demande, ne te connaissant pas encore : « À quoi jouerons-nous? ». Elle est déjà un peu en avance sur toi, il te faudra l'écouter un jour, elle attend un plaisir honnête et lucide : « Voilà que tu passes du rôle de la Fortune à celui de la Nature : la Fortune règne sur les bienfaits de ce monde, non sur les traits donné par la Nature. » Rapport au jeu complexe, ambigu, elle annonce déjà son travestissement. Elle souffre alors elle brouille les pistes. Rivaliser avec la douleur passe par un désir de confusion des sens, confusion des sens qu’offre le style par la synesthésie : « une partie de plaisir ? De quelle couleur ? ». Si le fou est la pierre à aiguiser de l’esprit, la synesthésie ouvre les portes de sensations renversées et par là moins douloureuses, dans un plaisir évoqué par la citation ci-dessus, dans la jouissance d’une éventuelle perception transcendante, ou du moins décalée.
Et Lysistrata enfin, femme forte de l'Antiquité et du sexe dionysiaque, objet et trouble-fête de la célébration, celle qui a le dernier mot, maîtresse des rites phalliques, liés au culte de la fécondité humaine, animale et végétale ; elle portait trace ainsi des temps où la fertilité, la continuation de la vie sont souci majeur pour les sociétés constituées, tu dois te battre contre les bûches du chœur des hommes, barricadée dans l’acropole comme l’intimité féminine à défendre : « LE CORYPHÉE : Voilà mon feu bien éveillé grâce aux dieux, et vif. Si nous déposions d’abord nos bûches ici ? […] Ces bûches enfin ont cessé de me meurtrir l’échine. À toi, O marmites, de raviver la braise, pour qu’elle me fournisse la flamme de ma torche. Souveraine Victoire, soit avec nous et qu’après avoir réprimé l’audace des femmes dans l’Acropole, nous érigions un trophée. » La suggestion des allusions, de l’excitation par la chaleur du feu, de l’érection par le trophée érigé, du lexique du corps avec l’échine, et des accessoires avec la bûche, la torche et la marmite... tout est lieu du désir chez nos ancêtres plus qu'ancêtres.
Rétablir par le désir une forme de justice vis-à-vis du désir lui-même, le plaisir est mis à l’honneur sur plusieurs niveaux : plaisir du spectateur (personnages plaisants et ressorts comiques), plaisir comme une quête, plaisir comme un moyen à cette quête. Cette quête d’une certaine justice finale est propre à la comédie en opposition avec la tragédie, et est directement liée à la satisfaction des désirs des personnages autant que des spectateurs. Si la tragédie était le genre dominant dans l’Antiquité, c’est, d’après Corneille, parce qu’elle permet une peinture naïve des vices et des vertus […] et que les traits en sont si reconnaissables qu’on ne les peut confondre l’un dans l’autre, ni prendre le vice pour vertu. Les vainqueurs sont toujours un peu douteux, et les perdants un peu nobles, faisons donc perdre les vertueux et les cochons seront bien gardées.
D’après Corneille, l’ironie tragique se traduit dans le poème dramatique vis-à-vis des personnages : Celle-ci se fait alors toujours aimer, quoique malheureuse ; et celui-là se fait toujours haïr, bien que triomphant. Il y a dans les comédies cela dit, une volonté de dépasser cette forme là d'ironie tragique, naïve de probité systématique, et de proposer une résolution relativement satisfaisante, qui fatalement brouille les pistes autour des vices et de la vertu pour permettre une forme d’équilibre et de consolation, qui enfin redevient nouvelle norme, souvent, Agnès, Rosalinde, Lysistrata, par le mariage, ou la confirmation du mariage. Entendez la réconciliation.
Cette recherche d’équilibre d’après Aristote va contre le profit moral du spectateur, au profit de son plaisir, puisque cet équilibre d’après lui « n’a eu vogue que par l’imbécillité du jugement des spectateurs », et il ajoute, ce qui m'intéresse davantage, « que ceux qui le pratiquent s’accommodent au goût du peuple, et écrivent selon les souhaits de leur auditoire ». L'art gagne parfois à se faire un peu kitsch.
Le plaisir dans la littérature comique, est à la fois fin en soi (plaisir immédiat du spectateur), moyen poétique (levier comique et narratif) et quête et moyen de la quête au sein de l’intrigue. Enfin, le fou, le bouffon, personnage par nature de la comédie (bien que Shakespeare l’utilise aussi dans ses tragédies) est par excellence le personnage de l'inattendu, de l'improvisation, du jeu avec les autres personnages et le décor, de la sournoiserie parfois ludique, du genre à demander aux femmes de « jurer sur leur barbe ». Le caractère plaisant de ce personnage de la comédie n'est plus à prouver : généralement fidèle compagnon des personnages, quoique tout à fait libre, et libre aussi d’allusions à la limite de percer le quatrième mur (« la poésie la plus vraie est la plus mensongère, et les amoureux s’adonnent à la poésie : et on peut dire que ce qu’ils jurent en vers, en tant qu’amoureux, est pur mensonge ») pour le plaisir particulier des spectateurs, et des personnages parfois.
Il nous faut obligatoirement conclure par la musique, pas le choix, si nous voulons parler de plaisir. La musique est un élément de mise en scène essentiel des œuvres d’Aristophane, par la structure de la comédie ancienne déjà, qui inclut la parabase vers le milieu au sein de laquelle le chœur s’exprime, notamment sur les opinions de l’auteur, en général en dansant et en chantant. C’est en cela que dans ses Œuvres Complètes, Corneille place le poème dramatique au-delà de l’épopée, parce qu’il a « la décoration extérieure et la musique, qui délectent puissamment ». Aristophane prend parti d’utiliser parfois la musique comme levier signifiant. C’est ainsi que dans Les Oiseaux il utilise la flûte pour incarner et annoncer le rossignol. Le rapport subtil de la comédie au plaisir réside dans cette double vocation que l’on trouve dans l’évocation du rossignol, vocation à la fois de transmettre et d’incarner le plaisir, et de se mettre en quête de ce plaisir, vocation d’anticipation légère, au sein de laquelle on expérimente le plaisir à chaque instant, tout en se projetant dans une quête d’un plaisir plus complexe, ou plus sincère, ou plus juste. Le génie de la comédie réside, parmi d'autres résidences, dans la symbiose qu’elle propose de ces deux vocations, transmettre et incarner le plaisir, quête plaisante du plaisir, et de l’expression du plaisir. On retrouve l’idée du plaisir autotélique, du plaisir intrinsèque à l’expression du plaisir, pour le plaisir, qui rentre en résonance.
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