Les Orageuses
7.6
Les Orageuses

livre de Marcia Burnier (2020)

De l'art de l'équilibriste : entre militantisme et poétique romanesque

Je me suis plongée avec voracité dans ce livre, qui avait aiguisé mes sens par son résumé percutant et par l'engagement subversif qu'il proposait. Je voyais déjà le truc : une reconquête épique et intelligente de leur intégrité et de leur force par des meufs abîmées par des connards, une épopée donc de la vengeance mais non pas vue par l’œil d'un mec, plutôt comme quelque chose de féministe, de subtil et d'enragé à la fois. De rage à orage, il n'y a qu'un pas, et je voyais déjà ces meufs avancer en grondant comme l'orage, une tempête de pluie qui laisse sa trace après son passage, des éclairs qui jaillissent dans la nuit comme la colère et la lassitude de vivre comme une femme dans un monde qui n'est pas taillé pour nous, par nous.


J'ai été servie sur le plan de l'engagement féministe. J'ai beaucoup aimé la manière dont l'autrice justifie les méthodes, à la fois radicales et prudentes, de ce gang de femmes (parce que plus qu'un "gang de filles", c'est un gang de femmes, non ? pourquoi les infantiliser comme si elles avaient seize ans ? je n'ai pas bien compris le choix de cette expression sur la quatrième de couverture), et ce côté politiquement incorrect de leur démarche et de leurs actions. J'ai aimé la critique du système judiciaire, j'ai aimé que ce livre aborde le problème des violences sexuelles dans sa complexité, en nous donnant à voir le point de vue des victimes, mais aussi parfois celui du violeur. J'ai aimé que l'autrice réponde par anticipation aux critiques qu'on aurait pu lui faire, aux critiques qui sont faites dans la société, avec des prises de position intéressantes et pertinentes. Je cherchais pour mes élèves un livre qui corresponde au thème "Combattre pour l'égalité", et j'ai trouvé : c'est militant et intelligent. De ce point de vue-là, c'est une réussite.


Marcia Burnier a par ailleurs presque réussi à me convaincre qu'il était naturel que toutes les meufs de ce récit aient été violées : c'est autour de ça qu'elles se retrouvent, c'est comme ça qu'elles se sont reconnues ; pourquoi pas. Cependant j'ai trouvé que les ficelles narratives manquaient un peu de finesse et de vraisemblance, et que la volonté de légitimer l'existence de ce groupe de meufs était un peu forcée et perdait donc en puissance : à force d'insister sur le fait que ce gang peut exister parce que des victimes de viols, il y en a pléthore, j'y ai moins cru. J'aurais aimé que ce roman, qui semble (si j'ai bien compris, en lisant les remerciements) s'inspirer d'un vrai groupe de meufs ayant témoigné de leur expérience, soit plus précis, plus documenté. Que l'on ait une description précise, jubilatoire, de leur vengeance qui semble leur faire tant de bien. J'y aurais alors sans doute complètement cru. Car si leurs actes leur permettent d'obtenir une certaine réparation, comme c'est la morale de cette histoire, on peut s'attendre à ressentir cette catharsis. Il y aurait eu alors une vraie pertinence, une vraie adéquation entre le fond et la forme du roman. En vivant leurs actions avec elles, on se serait aussi senties apaisées, et peut-être, aussi un peu vengées.


Au lieu de ça, l'autrice choisit de nous en mettre beaucoup de couches, en maniant parfois avec maladresse le mélange entre argumentation et fiction, et elle choisit surtout de nous faire suivre en particulier deux personnages, Mia et Lucie. J'ai apprécié que l'histoire de ces deux personnages, qui semblait cousue de fil blanc au début, n'aille pas dans le sens attendu, et que l'autrice réussisse à esquisser sur une temporalité assez longue leur évolution psychologique en rapport avec leur traumatisme. Néanmoins, j'ai trouvé que le portrait de ces personnages manquait vraiment de consistance : Mia et Lucie sont assez indifférenciées, on peine à distinguer l'une et l'autre. Cela me fait de la peine de l'admettre car on pourra penser que je dis ça parce que 1) ce sont deux meufs et 2) elles ont toutes les deux été violées, et on me répondra que scoop, c'est le pitch de ce livre. Certes. Mais il me semble que ce n'est pas que cela, et que l'autrice faillit à sa tâche en ne parvenant pas à leur donner vraiment de l'épaisseur et donc, de l'intérêt. On retient des deux femmes que ce sont des figures de la marge, qui souffrent du viol vécu, mais je trouve que ce qu'il aurait fallu faire, c'est les faire exister dans leur singularité d'individu pour voir bien comment elles réussissent à finalement se relever. Une autre critique semble mentionner le fait qu'il était difficile de s'attacher aux personnages : c'est lié ; ces personnages sont plus des supports d'un combat que de vrais personnages, qui sonnent juste et profondément. Et c'est dommage car cela retire de la force à ce roman qui pourtant était fait pour me plaire. D'accord, on arrive au bout d'un moment à les distinguer ; bon, l'une fait beaucoup de sexe pour oublier, l'autre n'y arrive plus ; pour moi c'est un peu plus que ça, l'épaisseur psychologique.


Je suis par conséquent déçue que ce récit qui se veut intime et qui ne parvient pas complètement à l'être recouvre en fait l'odyssée de la vengeance du gang. La quatrième de couverture est plutôt mensongère : leurs actions sont en fait secondaires, elles rythment le récit comme des points d'ancrage qui permettent l'évolution des personnages, mais elles ne sont pas le sujet du roman. Je trouve intéressante la volonté de pointer du doigt qu'une vengeance n'est pas magique, qu'elle ne guérit pas, mais qu'elle aide à se retrouver, à reprendre confiance ; mais je reste un peu sur ma faim. Peut-être est-ce un peu bête, cette envie que j'avais de vraiment voir les mecs payer pour leurs crimes. Pourtant c'est ce que le roman vend. On le voit un peu, et quand on le voit, c'est bien. J'aurais aimé que chaque vengeance évoquée le soit avec plus de précision et qu'on sache vraiment comment les personnages le vivent, en direct live. J'aurais vraiment aimé suivre les préparatifs minutieux, les débats, les angoisses des actrices et de ceux qui deviennent à leur tour "victimes".


J'apprécie le fait que le roman soit écrit dans un style souvent familier, pour qu'on s'identifie. Le choix du présent de narration, que je ne porte pas dans mon cœur pour ce que je considère comme de la facilité, n'est pas complètement aberrant. J'apprécie également l'inclusivité et la variété des représentations : des meufs queer, punk, indépendantes, des sportives, des grosses, dans des soirées lesbiennes. J'aime cette volonté de peindre la sororité. Je pense que ce roman est utile, qu'il peut parler à des jeunes, qu'il a un intérêt éducatif et thérapeutique certain. Je pense simplement que sur le plan de la technique romanesque, il est très perfectible, et j'espère trouver dans les prochains livres de Marcia Burnier un mélange maîtrisé entre le militantisme et l'art du récit.

Eggdoll
6
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le 25 sept. 2021

Critique lue 360 fois

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Eggdoll

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