Les mille et un cauchemars de la prisonnière du désert
L'imagination de Serge Brussolo est débordante, c'est un fait, ses lecteurs ont pu s'en rendre compte. Mais avoir une imagination débordante n'est pas une finalité en soi, il faut la maîtriser, la canaliser pour en sortir le meilleur. Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, comme disait l'oncle Ben (pas le chanteur).
Il arrive parfois qu'au détour d'une page son imaginaire s'emporte et nous emmène dans une toute autre direction que celle dont on rêvait au départ, ou tout simplement qu'il produise des histoires moins efficaces, moins inspirées, ou qui ne nous inspire pas peut-être. Sur sa (ou ses) centaine(s) d'ouvrages, ce genre de malheur peut arriver, on ne peut pas toujours frapper juste.
Dans le cas qui nous intéresse, ce qui m'a frappé durant toute ma lecture c'est à quel point il a su construire un univers de folie, régi par des règles terrifiantes, complètement halluciné, mais qui pourtant est on ne peut plus logique et cohérent dans le monde dans lequel il existe.
Les Prisonnières du Pharaon raconte l'histoire d'Anouna, jeune parfumeuse égyptienne de l'Egypte ancienne, se retrouvant prise au piège au sein d'une forteresse perdue dans les tempêtes de sable, Al-Madina-Kamina, "La ville cachée". Elle a été kidnappée et forcée à travailler ici en tant qu'espionne du grand Vizir, chargée de démanteler en secret les complots qui menacent le roi Idriss, le Malik (roi en arabe) de ce royaume. Car Idriss est menacé de mort par son propre père, le Sultan Nazine, qui a juré de le retrouver pour le tuer de ses mains. Idriss se terre donc dans le désert, dans une ville dont personne ne connait l'emplacement exact, et vit dans la peur. Sa paranoïa le pousse à cacher constamment son visage, pour que personne ne sache à quoi il ressemble, et ne se montre jamais sans un masque d'Anubis sur la tête. On raconte que secrètement le jour, il se mêle à la foule à visage découvert, et prend la place d'un serviteur lambda sans que quiconque ne se doute qu'il s'agisse en réalité du Malik. Personne ne sait qui il est, à l'exception du Vizir.
Rassurez-vous, je n'en ai pas trop dit, en réalité je n'ai même rien dit. Les aventures d'Anouna l'amèneront à comprendre petit à petit comment fonctionne le royaume. Elle découvrira çà et là de nombreux mystères demandant élucidations, notamment dans ce qui constitue le coeur du royaume : le harem personnel du Malik.
Petit à petit, Brussolo nous emmène dans son univers et élabore un gigantesque puzzle d'une main de maître. Le lecteur, désireux de se montrer plus malin que l'auteur, réfléchira aux mystères, sera même persuadé d'obtenir la clé d'une mystère. Qui est le Malik ? C'est facile ! C'est lui là, c'est trop évident. Sauf que peut-être pas, car Anouna elle-même le suspecte dès qu'elle le rencontre. Ce ne peut donc pas être si facile, ou peut-être que si justement ? Qui sait ? Brussolo sait.
Plus on avance dans le récit, plus les mystères s'ajouteront, prendront de l'épaisseur, augmenteront la taille du puzzle, le rendant de plus en plus flou, impossible à recomposer.
Et pourtant tout est mathématique, et Brussolo n'avance pas ses pièces au hasard, il le fait dans un ordre précis, dirigeant nos pensées pour finalement nous amener vers les ultimes conclusions.
L'aventure sera donc pleine de péripéties et de surprises, sans qu'aucune de celles-ci ne fasse tâche ou ne décrédibilise l'ensemble. Tout est calculé. Et c'est vraiment très beau de voir lentement les pièces se rassembler. Je l'ai rarement vu aussi mathématique, et après Le Sourire Noir où c'était clairement le bordel, ça fait plaisir de lire un récit aussi structuré et bien pensé.
D'autant qu'au delà de l'histoire, il y a comme toujours la violence et la fantaisie de la plume de Brussolo qui opéreront dans le texte, et le rendront encore plus passionnant à lire. Le contexte historique laisse libre cours à l'auteur de se déchaîner en terme de sauvagerie, ne serait-ce que dans les exécutions.
Le livre se révélera à plusieurs moments assez choquant, n'épargnant rien de la cruauté de cette époque où l'on massacrait d'un coup de sabre pour trois fois rien. Ce monde était rude, impitoyable, choquant, et ce roman l'est également. Ne commence-t-il pas d'ailleurs par un massacre et par des viols d'enfants ? Les femmes du harem n'ont-elles pas une moyenne d'âge de treize ou quatorze ans ? Anouna, âgée de seulement dix-sept ans, sera considérée comme trop âgée pour plaire au souverain qui préfère les jeunes. Fazziza, âgée de douze ans, déclarera savoir parfaitement comment contenter un homme. Glauque ? Très certainement. Et pourtant, ce n'est pas du tout abordé comme quelque chose de choquant dans le livre, simplement comme un "fait" comme les autres, une banalité dans ce monde. Et banal, cela l'était certainement dans les coutumes de l'époque.
A l'univers de violence se mêlera celui des légendes, des croyances, des malédictions guidant l'esprit du peuple. Il sera d'ailleurs fortement appréciable de constater que Brussolo s'est comme d'habitude documenté pour rendre son monde plus crédible, plus respectueux de son époque, et joue beaucoup sur les différences traditionnelles entre l'Egypte et le Maroc. Il créera lui-même ses propres rituels (via des pratiques religieuses blasphématoires de son invention), ajoutant une touche fantastique à cet univers qui pourrait sembler historique.
Si je devais reprocher une chose à l'auteur, c'est d'aller parfois un peu vite. Dans certains de ses livres, c'est beaucoup plus flagrant qu'ici où globalement tout est bien fait, mais ce sont à certains moments très précis où il aurait pu à mon sens ralentir l'action. Des passages clés se dérouleront en seulement quelque lignes, ce qui m'a déstabilisé non sans me décevoir, surtout vers la fin du récit. Mais dans l'ensemble, ce n'est rien de très gênant.
Serge Brussolo nous livre donc ici une aventure palpitante, maîtrisée, forte de sa richesse en mystères et en intrigues. C'est un monde régit par le pouvoir, par la domination (hiérarchique ou sexuelle), la compétition et la jalousie qu'il nous présente ici. Un monde froid, où l'ingéniosité de son imagination nous fera à la fois rêver et trembler d'effroi.
Un de ses récits les plus forts, les plus marquants à mes yeux, auquel il se pourrait bien que je finisse par rajouter un point. Du grand Brussolo.