Objet d’un véritable culte, Fight Club a marqué les esprits de nombreux spectateurs et a su s’imposer en tant que film quasi-ultime auprès de toute une culture. Du moins, c’est ainsi que je l’ai perçu dans la culture ayant enveloppée mon adolescence. Baignant dans sa propre Hype, Fight Club fait énormément parler de lui, et les fans récitent les dialogues comme ils réciteraient une poésie.
Ce phénomène peut très facilement agacer. Tellement qu’il en deviendrait de nos jours presque malvenu et surtout très mainstream de montrer que l’on adore ce film.
Mais je n’y peux rien. A chaque visionnage, je suis à nouveau emporté, amusé, effrayé, séduit, comblé. Mais surtout, ce film vient réveiller en moi une étincelle, le plaisir sournois d’une contemplation malsaine, une fascination étrange, énergique et assurément nihiliste.
Car Fight Club pour moi c’est ça : avant d’être un film, c’est une énergie. Une force furieuse qui s’empare du spectateur.
Dès le générique qui passe instantanément de quelques notes doucereuses et calmes à un rythme rock électrique et nerveux. Le tempo est donné, et jamais le rythme effréné qui transporte la narration ne faiblira. La narration est bavarde, elle passe tant par les dialogues qui s’enchaînent que par la voix-off qui ne saurait tolérer ne serait-ce qu’une minute silencieuse.
Le film est bâti autour de ce que l’on pourrait qualifier de « cool-attitude ». Tout est millimétré pour aguicher le spectateur. Les personnages sont cools, les dialogues ne sont que des multitudes de punchlines cools écrites pour survivre au-delà du film (et ça a fonctionné), l’humour est cool, l’action est cool, les musiques sont cools, et même le propos, la violence et le sexe sont assurément cools.
Fight Club est un objet étrange dans le paysage cinématographique. Alors que ses personnages ne cessent de critiquer le conformisme et la société de consommation, il n’est lui-même qu’un produit destiné à plaire et à rassembler une foule d’adeptes. Il sait comment plaire à son public et aligne pendant tout le métrage une recette avec tout ce que celui-ci aime.
Cette dimension peut se ressentir si on prend du recul pendant le visionnage. Et je comprends que certains puissent avoir du mal à rentrer dans le film si cette distanciation s’opère.
Cependant, la recette que concocte Fight Club est unique. Quand on le regarde, on n’a pas ce sentiment d’avoir déjà vu un film du même style. Il joue avec son spectateur de la même manière qu’il joue avec les codes cinématographiques.
On démarre à la fin, puis on revient en arrière en parlant de tellement de choses différentes que le film ne cesse de brouiller les pistes dès son introduction. La narration se permet des libertés dans sa forme, comme celle de matérialiser la voix-off par le biais d’un Edward Norton qui s’adresse directement à la caméra le temps d’une séquence, ou celle d’inclure un « humour flashback », cassant évidemment le quatrième mur.
Fight Club mélange le premier et le second degré dans la forme comme dans le fond. Et si les libertés prises dans la forme contribuent à donner un cachet unique au film, son histoire non plus ne sent jamais le déjà-vu tant elle joue avec notre surprise.
Regarder Fight Club, c’est accepter de se laisser entraîner dans une spirale obscure, indéfinie, étrange… mais qui sonne de manière tellement cool qu’elle en est accueillante. Dans ce film, tout est possible car tout y est impossible.
Fight Club, c’est la culture du too-much, de l’improbable, de la déraison. Les événements dépassent l’entendement, dépassent le stade de la crédibilité et ne cherchent pas à nous faire croire que ce monde est réel. Le monde de ce film, c’est celui du fantasme, de l’imaginaire détraqué, des pulsions primaires. Dans cet univers il n’y a pas de limites, et ce qui démarre par un scénario plutôt simple n’en finit pas de dégénérer, de prendre des proportions folles, inattendues, qui ne cessent de surprendre le spectateur. Arrivé à la fin du long-métrage, on pourrait à loisir se demander si le film qui s’est terminé est bien le même que celui qui a commencé, mais le déroulement est tellement soigné dans son développement que l’ensemble est un bloc solide, indubitablement logique en lui-même, obéissant à la minutie du chef d’orchestre David Fincher.
On assiste à une dangereuse escalade. La violence dans le film commence de manière simple, en un combat amical et avec le sourire. Mais dès sa première apparition, elle est déjà dangereuse car elle apparait sans raison, de manière totalement arbitraire. C’est une violence pulsionnelle qui ne peut pas s’empêcher de s’exprimer.
A ce titre, l’analyse brève et facile de la scène du premier combat est intéressante. Le personnage de Brad Pitt est le symbole de l’énergie pulsionnelle (ça), quand celui d’Edward Norton (vivant dans un petit monde formaté) est le symbole des règles (surmoi). Mais, en une expression de violence, en un combat, le monde pulsionnel détruira celui des règles. Pour faire un petit cours de psychologie pour les nuls, de manière extrêmement schématique bien sûr, c’est ce qu’on appelle une psychose. Et c’est ce qui se produit ici dans le film de manière symbolique. C’est à partir de ce moment que la violence commencera à se répandre, qu’elle triomphe des règles, et qu’elle entraîne le film dans sa logique.
Insidieuse, la violence est en chacun de nous, et Brad Pitt, porteur de cette épidémie, répandra cette soif de violence tout au long du film.
D’abord dénuée de raison, cette violence sera déstabilisante pour le spectateur, mais non pas effrayante car elle sera régulée au sein des règles du Fight Club, où s’expriment ceux qui souhaitent déverser leurs pulsions.
Mais la violence finira par trouver un objet : cette obsession du capitalisme que partagent les deux personnages centraux. Le capitalisme deviendra l’objet à abattre, à combattre, il devient la raison de la violence, il lui donne une légitimité, il apparaît comme la source de cette colère, du mal-être du monde.
J’en reviens alors à l’énergie que je mentionnais précédemment. La vitesse avec laquelle le film nous entraîne dans son escalade loufoque, dans sa violence croissante, nous aspire littéralement dans ce schéma de folie.
Et c’est cette énergie de folie, de douce euphorie qui ne cesse de prendre de l’ampleur, qui anime tous les personnages, et les pousse à exprimer leurs pulsions de plus en plus, au fur et à mesure que le film avance.
Fight Club est ainsi infiniment cathartique. Moi, spectateur, je suis habité de cette énergie, mon énergie pulsionnelle est titillée, on m’aguiche. Bien sûr, je n’en deviens pas fou, mais j’en tire un plaisir, un plaisir coupable de contemplation malsaine. Et c’est cette énergie-là également qui rend le film aussi cool qu’il l’est.
On accuse souvent Fight Club de tenir des propos faciles sur le capitalisme, et de servir avant tout une morale dangereuse, celle du nihilisme. En soi, ce n’est pas faux. Effectivement, le film critique à coup de punchlines bien senties, très bien écrites et qui font mouches, mais jamais n’esquisse de vraies réflexions. Il n’en fait que l’amorce. Et les solutions qu’il propose ne sont jamais détaillées au-delà de leurs expressions pulsionnelles (tout détruire), et ne sont donc pas des solutions en soi.
Mais l’objet de Fight Club ce n’est pas de faire une critique d’un système économique. C’est, tout au plus, de faire part du mal-être d’une population qui ne trouve pas de sens dans l’expression formatée de son existence.
Pas de critique à proprement parler, simplement une révolte. Quelle soit fondée ou infondée, cette révolte furieuse s’étend de manière épidémique. Elle fait écho à nos propres plaintes quotidiennes, nos propres lassitudes, nos propres colères silencieuses, et sans qu’on ne s’en rende compte il est possible qu’une voix en nous se joigne aux leurs le temps du film, de manière purement cathartique. La critique du capitalisme n’est qu’un moyen scénaristique utilisé à la fois pour faire naître la révolte et la faire partager au spectateur, mais le film lui-même ne critique pas le capitalisme, il ne pose aucun regard dessus, il ne fait qu’exposer une histoire et la montre. Le spectateur aura tout le loisir de comprendre que le « projet chaos » ressemble plus à une dictature qu’à un modèle à appliquer.
Comme je l’amorçais plus haut, le monde dans lequel se déroule ce film n’est pas possible. La révolte ne pourrait pas se dérouler dans le monde réel. L’histoire qui, au départ pouvait être possible, arrête de l’être à partir du moment où le film va trop loin dans sa folie, dans sa violence, dans ses pulsions, dans l’expression excessive de sa vision déraisonnée.
On contemple alors une vision, une imagination, le fantasme d’un monde dans lequel la population se livre à ses pulsions destructrices, à un nihilisme effrayant… mais jouissif, justement car il est fictif.
A la fin du film, la catharsis disparaît quand apparaît l’effroi. Quand le spectateur est dépassé, tout comme l’est le personnage principal, quand les actions commencent à l’effrayer lui-même. Toute la partie du film sur le « projet chaos » est le signe de cette perte de contrôle du spectateur/personnage sur cet objet de plaisir. Mais la perte de contrôle, si elle est effrayante, peut également être séduisante, excitante, quand on se demande où est-ce que l’on nous mène.
Ainsi, la vision finale est jouissive. Esthétiquement, la fin est superbe. Moralement, elle dérange. Mais au sein du visionnage, le plaisir premier de la contemplation est tellement fort que seul lui subsiste, et la catharsis revient. Cette vision ne reflète pas notre réalité, elle n’en est que plus jouissive.
Si Fight Club fonctionne aussi bien, ce n’est pas que parce qu’il se donne un genre rebelle et cool, et que ses propos parlent à toute une génération en proie à des questionnements profonds sur le monde, c’est aussi parce qu’il dialogue directement avec notre catharsis. La vision de ce déchaînement pulsionnel éveille nos pulsions (tranquillement et non dangereusement – du moins, je vous le souhaite), et le film reste tout de même relativement soft. Je veux dire, il n’y a rien de malsain à être porté par l’énergie de Fight Club, ce n’est pas comme si on s’excitait devant un snuff movie.
En tant qu’œuvre cinématographique, ce film étrange est maîtrisé de bout en bout. La minutie de Fincher fait mouche une nouvelle fois, à l’aide d’une réalisation simple mais au combien efficace, un montage tout simplement parfait, une gestion du rythme sans fausse note, un trio d’acteurs formidable et une bande son collant parfaitement. C’est avant toute chose un produit de divertissement, et il excelle dans ce domaine.
A chaque visionnage, l’énergie revient, le plaisir est identique, le film m’amuse, me transporte, me fait vibrer, et le temps passe sans crier gare. Je ne m’en lasse pas. Et c’est là aussi, le signe des films qui marquent.