Malheureuse au jeu, mais heureuse en amour

L'adage s'applique assez bien à l'auteure des Quatre coins du coeur (et d'une trentaine d'autres ouvrages). La fréquentation des casinos lui a fait perdre quasiment tout ce que ses best-sellers lui ont rapporté. En revanche, sa vie sentimentale a, semble-t-il, été plutôt satisfaisante.

J'ai eu, il y a quelques jours, la curiosité de lire l'ultime roman de Sagan. Son fils l'avait trouvé, à l'état de manuscrit inachevé, dans des dossiers qui lui avaient été remis à la mort de l'écrivaine et il l'a finalement fait publier. Cela ne représente, pour ce qui est de l'opus lui-même, qu'un peu plus de 140 pages. Je l'ai parcouru avec beaucoup d'attention. Malgré toute la sympathie et l'indulgence que j'éprouve pour Sagan, ça n'est certainement pas un de ses meilleurs. Déjà, il paraît manquer un bon quart de l'oeuvre ; en plus, elle aurait, si elle avait pu mener sa tâche à terme, probablement remanié ou approfondi le texte existant. Tel que, il fait penser à un mélange entre Château en Suède et Aimez-vous Brahms... qui sont plutôt deux de ses réussites.

Certaines pages sont assez bien venues et rappellent le meilleur Sagan ; d'autres sont très faibles, parfois insignifiantes. Je pense quand même que ce texte valait la peine d'être publié, parce que ce sont les derniers accords de sa fameuse "petite musique", et parce qu'elle n'y apparaît pas, malgré toutes les catastrophes qui ont rythmé sa fin de vie, aussi brisée, aussi impuissante, réduite au silence qu'on aurait pu l'imaginer.

Dans Les Quatre coins du coeur, elle donne vie à une huitaine de personnages (et à un chien : Ganache) qui ont une certaine couleur, une certaine épaisseur, qui s'aiment ou se détestent, qui s'interrogent sur ce qu'ils doivent faire ou pas, et qui, durant le temps du roman, se trouvent réunis dans un château tourangeau, dans la perspective d'une grande soirée devant fêter le plein rétablissement mental et social, après un grave accident de voiture, du fils (un jeune trentenaire beau et gentil garçon) du châtelain et plus gros industriel de la région, une sorte de Bonduelle ("Si c'est bon, c'est Bonduelle") nommé Henri Cresson. C'est, grosso modo, l'intrigue du roman.

On disait que Françoise Sagan avait renoncé à écrire dans les dernières années de sa vie. Ça n'est donc pas tout à fait vrai. C'est sûr que Les Quatre coins du coeur n'a rien d'inoubliable, mais bon, ça se lit avec une certaine tendresse nostalgique, un certain respect admiratif pour cette femme qui a réussi à vivre de sa plume pendant plusieurs décennies, librement, sans toujours éviter le scandale, mais en produisant quand même une bonne dizaine d'oeuvres tout à fait honorables, et pour certaines : brillantes, qui ont fait connaître son nom... aux quatre coins du monde.

Je sais bien qu'elle a, depuis avant même sa disparition, été pas mal démonétisée, surtout par ses pairs, mais je continue à bien aimer Sagan (l'écrivain et la personne). Il m'arrive encore, près de vingt ans après sa mort, de lire ou relire un de ses livres. Je la vois comme une petite cousine de Scott Fitzgerald et de Truman Capote. J'aurais aimé la connaître ; nous nous serions probablement bien entendus. Ma plus vieille amie est d'ailleurs un personnage tout droit échappé d'un de ses romans.