Aujourd’hui, les Récits de la demi-brigade seraient une série policière. Six épisodes d’une heure, une affaire par épisode, un héros et un cadre récurrents. Il y aurait des trafiquants (c’est-à-dire des contrebandiers), des figures du grand banditisme (c’est-à-dire des « détrousseurs de grands chemins », p. 115 en « Folio »), un réseau terroriste (c’est-à-dire « une bande semi-politique, semi-ecclésiastique, semi-tout ce qu’on voudra », p. 41), des indics (c’est-à-dire des « demi-espions ou même quarts ou huitièmes, qui mangent à divers râteliers… », p. 56) et un enquêteur de choc, ancien des opérations extérieures (c’est-à-dire capitaine de dragon lors des campagnes napoléoniennes) que la paix a fait capitaine de la BAC (c’est-à-dire de gendarmerie) – c’est-à-dire Martial Langlois.
Et quel Langlois ! C’est bien le même qui dans Un roi sans divertissement déclarait : « “Je comprends tout […] et je ne peux rien expliquer. Je suis comme un chien, qui flaire un gigot dans un placard” » (p. 56). L’aubergiste Saucisse en parlait alors ainsi : « Il ne disait rien. Il ne bronchait pas, il ne regardait rien, il ne faisait pas attention à vous et, d’un mot, il vous faisait comprendre qu’il savait tout. Et il avait ainsi remède à tout » (p. 229). Un des narrateurs du roman disait encore « Pour dire comment il était, il y a deux mots : l’un monacal et l’autre militaire. Le premier, c’est austère. […] Le second mot qui dépeint bien, ensuite, comment était devenu Langlois, c’est cassant. Il était cassant comme ceux qui ne sont vraiment pas obligés de vous expliquer le pourquoi et le comment ; et ont autre chose à faire qu’à attendre que vous ayez compris. » (p. 91).
Dans les Récits de la demi-brigade, dont les enquêtes se déroulent avant l’action d’Un roi…, l’austérité de Langlois n’est guère marquée, mais son côté cassant est plus qu’embryonnaire. Comme il est devenu narrateur – et personnage principal –, l’unité d’écriture des six nouvelles vient s’ajouter à l’unité thématique. Incontestablement, le style est ici indissociable d’une pensée. Or, d’un narrateur qui déclare « Nous risquions de perdre le fruit de tous nos efforts ou de nous faire tuer bêtement. C’est l’adverbe qui me fit peur » (p. 47), on peut tout attendre : pour peu que le lecteur accepte de rentrer dans cette pensée, qui fait la part belle aux sous-entendus lapidaires, la connivence est assurée. Et quand je dis sous-entendus, je ne veux pas dire obscurités, et quand je dis lapidaires je ne veux pas dire dénués de complexité. Dire à propos d’un personnage « Il était fort beau, mais je ne sais quoi plaidait en sa faveur » (p. 174), c’est tenir en treize mots un propos beaucoup plus riche que cinquante pages d’un polar lambda.
Ce n’est pas seulement sur lui-même que Langlois porte son regard : pour lui – comme pour Giono, comme pour tout grand romancier –, l’écriture et le monde sont les terrains d’une quête de signes. Ce n’est pas seulement lui-même que Langlois cherche à connaître ; ou plutôt sa connaissance de lui-même et celle du réel vont de pair : un passage comme « On ne pouvait pas ignorer non plus qu’une trentaine d’heures auparavant un massacre assez vilain avait sali la terre pas très loin d’ici. / C’est pourquoi je surveillais très attentivement cette naïveté et cette pureté apparentes. Elles étaient sans défaut. Je me mis à être très prudent » (p. 166) nous en apprend autant sur l’un que sur l’autre. La plupart des remarques personnelles de Langlois remplissent cette double fonction – et elles sont nombreuses, la plupart du temps mêlées au développement des intrigues elles-mêmes. Là encore, cela permet aux Récits de la demi-brigade de se démarquer de la catégorie des histoires policières sans conséquence.
Là où Giono place encore la barre plus haut – et la franchit ! –, c’est que son narrateur n’est pas le seul à voir le monde ainsi. Achille, supérieur hiérarchique de Langlois et seul autre personnage récurrent des six nouvelles, a beau sembler son faire-valoir, il se présente comme un individu en proie aux mêmes tourments quand il lui dit : « Vous avez bien fait de ne pas vous marier, vous, mon vieux. La paix est une drôle d’occupation. Un beau matin et par un froid de canard, on tombe sur une petite boucherie dans le genre de celle-ci, on a des démangeaisons dans le sabre et plus rien pour se gratter » (p. 140). Ailleurs une contrebandière déclare « on porte la croix de sa valeur » (p. 172). Ainsi la figure du narrateur n’écrase-t-elle pas tout le recueil, ainsi chaque personnage, aussi éphémères que soient ses apparitions, porte-t-il son monde avec lui, comme dans cette Comédie humaine que Giono tenait pour modèle.
Quant à la moralité générale des récits, si l’on y tient, elle rejoint celle d’Un roi sans divertissement. « Nous jouions la comédie », déclare Langlois dans « L’Écossais ou la Fin des héros » (p. 146), dans l’une de ses phrases-icebergs qui passeraient inaperçues. Un peu plus tôt, « Il n’y a plus d’histoire. Je dormis » (p. 129), avant que le récit ne recommence, presque à vide. Le recueil se terminera par un dialogue entre Langlois et Achille : « “C’est un coup fourré. Ça va se généraliser, vous savez ? On devient moderne !” / Je répondis au bout d’un moment : / “Dans cent ans, il n’y aura plus de héros.” // Ma voix n’exprimait aucun regret ».