Il est ridicule de prétendre noter un texte taillé pour figurer dans les anthologies de littérature française, tant sa langue en est pure. Rousseau, pour si insupportable qu'ait été le personnage (ha, s'il avait vécu au temps des anxiolytiques, la face de la littérature en aurait été changée), est le passeur entre cette littérature du XVIIIe encore empreinte d'archaïsmes et de tours d'esprit qui nous sont étrangers, et le XIXe, qui est le fondement de notre culture littéraire.
Il y a 10 rêveries, d'une vingtaine de pages chacune, la dernière étant inachevée. Elles n'ont pas été publiées du vivant de Rousseau.
La première est une sorte d'introduction, qui explique le but de ces rêveries. Ce sont prétendûment des textes que Rousseau écrit pour lui-même, afin de fixer des impressions ressenties dans la contemplation de sa retraite, qui l'ouvre a un sentiment de liberté infinie qui le guérit des blessures de ses persécuteurs.
La deuxième raconte un épisode de la célébrité de Rousseau. Rentrant d'une après-midi d'herborisation sur les hauteurs de Menilmontant, il est effrayé par un chien et manque d'être renversé par une calèche. Revenu à lui, il comprend que tout Paris a entendu parler de cet épisode. Suivent d'autres anecdotes sur la célébrité, comme Mme d'Ormoy qui fait des remarques sur les enfants alors que Rousseau a confié les siens aux Enfants-Trouvés, l'ancêtre de l'Assistance Publique.
La troisième parle de la vieillesse. Le jeune homme cherche sans cesse à s'améliorer, le vieillard n'en voit plus l'intérêt. Rousseau revient sur son parcours personnel, sur sa volonté de se fier à son propre jugement, aux doutes et aux incertitudes auxquels il est confronté. Avec l'âge vient une moindre curiosité qui apporte l'apaisement.
La quatrième parle de philosophie, en partant de Plutarque, l'auteur préféré de Rousseau. Il revient sur la différence entre vérité, mensonge et fiction. On y retrouve la haine de Rousseau pour le mensonge. Anecdote où il ment à Mme Foulquier en disant qu'il n'a pas d'enfant. Il raconte avoir tû dans ses Confessions quelques épisodes qui auraient pu être à son avantage, comme la fois où il a menti pour couvrir un ouvrier fouleur par la maladresse duquel il avait été blessé.
La cinquième est à juste titre l'une des plus célèbres, celle où le livre ment le moins sur son titre, car Rousseau y raconte le souvenir d'un séjour qu'il fit, dans sa jeunesse, sur l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne, une petite île non loin d'une autre, sur laquelle il passa de longs mois insouciants à herboriser, à contempler la nature, à rêvasser en barque. "De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu". Je trouve cette remarque bien moins niaise que la philosophie orientale qui prétend faire disparaître le moi.
La sixième parle de charité. Rousseau parle de l'aumône qu'il avait l'habitude de faire à un petit boiteux, jusqu'à ce qu'on le calomnie auprès de la mère. La célébrité n'a rendu la générosité que plus difficile.
La septième parle du plaisir de la botanique, science de contemplation par excellence, à laquelle Rousseau fut introduit par le docteur d'Ivernois. L'auteur déplore que l'on cantonne souvent la botanique à l'étude des propriétés des plantes, vision utilitariste et réductrice. La nature est le refuge idéal contre la méchanceté des hommes. La géologie, si l'on a pas de laboratoire, est un passe-temps de cuistre, et la zoologie, c'est trop fatigant et peu ragoûtant quand il s'agit de disséquer. Rousseau ne cherche pas dans la botanique à s'instruire, mais goûte les plaisir des sens. "La botanique est l'étude d'un oisif et paresseux solitaire". Suivent quelques souvenirs d'herborisation, par exemple ce refuge, semblant coupé du monde, aux plantes rares, dont l'auteur réalisa qu'il était à quelques centaines de mètres d'une manufacture de bas, ou encore cette fois où Rousseau, en promenade avec un docteur, mangea toute une grappe de baie d'hippophae dont son compagnon suisse n'osa que tard lui dire qu'elles étaient mortelles, par politesse. Miraculeusement, il ne s'en trouva pas mal.
La huitième parle de l'insatisfaction dans laquelle laisse la vie mondaine. Celle-ci n'est que pièges, dans lesquels le naïf Rousseau est tombé facilement. C'est l'intention avec laquelle un méfait est perpétré qui nous blesse plus que le dommage effectif. Le principal piège de la société est l'amour-propre. Rousseau, déjà à l'époque, utilisait les promenades pour s'en extirper, mais il les passait à ressasser ses malheurs, tandis qu'aujourd'hui il est toute contemplation.
La neuvième médite sur le bonheur. Anecdote de d'Alembert montrant un éloge de Mme Geoffrin et asticotant Rousseau sur le fait qu'il ait abandonné ses enfants. Il parle aussi de son vieillissement physique, qui pour son malheur le rend repoussant aux petits êtres, pour lesquels il a toujours eu tendresse. Histoire d'un enfant cajolé à Clignancourt, dont le père tonnelier tient l'affection de Rousseau pour suspecte. Histoire du groupe de petites filles que Rousseau fait jouer à la loterie (si j'ai bien compris), où l'on sent une forme d'hystérie du personnage. Parallèle avec une fête où des nantis s'amusaient à distribuer du pain d'épice aux pauvres pour les voir se disputer. La générosité repose sur la joie de voir des visages heureux, sinon elle est viciée. Histoire des laboureurs qui jètent des regards noirs à Rousseau quand ils savent son nom, des vétérans de l'Ecole Militaire qui se méfient de lui.
La dixième, interrompue, s'ouvre sur le 50e anniversaire de sa première rencontre avec Mme de Warens.
L'ouvrage ment sur son titre : ne vous attendez pas tant à des compte-rendus élégiaques de promenades qu'à des réflexions de Rousseau sur lui-même et sur la vieillesse, au soir de sa vie. On retrouve la paranoïa de Jean-Jacques, son obsession des "persécuteurs" et de leurs "pièges", sa capacité à grossier le moindre petit incident pour en déduire la corruption de la société. Je ne peux m'empêcher de rire à certains passages, notamment l'incident de la 2e promenade.
On retrouve aussi une langue sublime, précise, balancée, rythmée, élégante et claire : les rêveries sont un modèle de rédaction.
La préface de Jacques Voisine (je l'ai lu en GF 1964) insiste à juste titre sur la capacité de Rousseau à s'illusionner sur sa propre démarche. Les rêveries, on l'a compris, sont un ouvrage au ton assez misanthrope, dans lequel Rousseau ne cesse de rappeler comme le fait de fuir les hommes l'apaise. Mais c'est tout de même d'eux, de leurs travers, qu'il finit toujours par parler, et son goût pour la contemplation de la nature n'empêche pas qu'il ressent le besoin de retourner à l'écriture pour le fixer. C'est cette contradiction qui fait l'intérêt des Rêveries, dont le lyrisme envers la nature n'est que ponctuel, mais avec une intensité suffisante pour avoir inspiré les romantiques ultérieurs : la 5e rêverie fait immédiatement penser à Lamartine.
Enfin, c'est une sorte d'appendice inachevé aux Confessions et aux Dialogues.
L'un dans l'autre, c'est une bonne introduction à l'oeuvre de Rousseau, avec le danger pour le néophyte du regard rétrospectif déformant. J'en ressors avec l'impression Rousseau est plus ridicule, mais aussi plus honnête que sa descendance romantique, plus occupée de sculpter sa propre statue pour la postérité (oui, c'est même vrai pour un génie comme Goethe).