À force de lire de bons livres, on oublie qu’il y a plus désagréable que les romans écrits sans style : les romans écrits par des auteurs qui tentent de montrer qu’ils ont un style alors que de toute évidence, non. Les Rivières pourpres sont une excellente piqûre de rappel.
Écrire « untel conduisait à toute allure » est un cliché, certes, et c’est à la littérature ce qu’une gamelle de pâtes au beurre est à la gastronomie, mais au moins c’est efficace ; tout un pan du roman noir et de la science-fiction s’est construit sur ce parti pris de simplicité – pour ne rien dire du minimalisme à la Carver. Mais Jean-Christophe Grangé préfère écrire « Niémans labourait son volant à coups de poing, tout en sillonnant la nationale à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure » (chapitre 39, p. 298 en édition de poche).
J’ignore comment on peut labourer quoique ce soit en y donnant des coups de poing. Et pour mon ami Robert et moi, sillonner un endroit implique de le parcourir plusieurs fois, dans un sens et dans l’autre, ce qui n’est manifestement pas le cas de M. Niémans. Du reste, on pouvait avoir, avec sillonnait et labourait dans la même phrase, ce qui s’appelle ordinairement une métaphore filée – volontaire ? là n’est même pas la question –, mais cette métaphore filée-là n’a pas le moindre sens.
Les défenseurs de Jean-Christophe Grangé me reprocheront peut-être d’avoir trouvé la phrase la plus mal tournée des Rivières pourpres. J’assure les autres que si l’ensemble du roman n’est pas toujours aussi mal écrit, il traduit une conception de la littérature qui ne vaut pas mieux : pas juste un truc pour passer le temps, mais une pratique qui fait semblant d’interroger le lecteur, sans accorder la moindre importance au sens des mots.
Quant à l’intrigue… Des invraisemblances à la pelle – le comportement des deux flics ! la chronologie ! le fonctionnement d’une université ! –, des thèmes porteurs – eugénisme, consanguinité – pour faire moderne, beaucoup de délayage – descriptions, fausses pistes… – et une sœur jumelle sortie de nulle part. L’ensemble est de plus en plus mal foutu, si bien qu’on finit par ne pas se soucier même du scénario.
Les pires passages restent sans doute ceux où un personnage fait les rapprochements qu’un lecteur raisonnablement intelligent devrait savoir établir lui-même – avant que celui-ci se rende compte qu’ils n’ont aucune valeur : « Karim enchaîna : – […] Imaginez un instant que cela soit une véritable corde de piano qui ait tué les trois victimes, ne pourrait-on y voir un lien symbolique ? Un vrai filin tendu avec le temps passé ? » (chap. 44, p. 329). Si les deux enquêteurs des Rivières pourpres étaient aussi perspicaces pour résoudre des crimes qu’ils sont qualifiés pour tisser des liens symboliques pertinents, le roman ne ferait pas quatre cent cinquante pages, mais huit cents…
Quand je voudrai me faire mal, je regarderai le film.