Si, pour vous, le cours de philo au lycée ne se résumait pas à une grise occasion de rattraper quelques heures du sommeil de la nuit passée, alors il vous reste peut-être quelque souvenir de la doctrine morale de Kant. D'un point de vue "tarte à la crème", la morale kantienne se résume à deux ou trois idées combinées entre elles :
Ce qui compte dans la morale, c'est l'intention, la volonté, le vouloir qui commande à l'action. Ainsi, dans le champ de la moralité pure, finalement les actes "concrets" et leurs résultats sont secondaires. Par exemple, si je sauve quelqu'un de la noyade, mais que ma volonté est uniquement animée par le désir de reconnaissance, mon acte peut être dit circonstanciel, contingent, guidé par le mouvement arbitraire et incontrôlable des passions, mais absolument pas moral au sein plein du terme.
Il est possible, selon Kant, de déterminer avec une certitude absolue (ou apodictique, ou a priori) la volonté pour qu'elle se guide vers le bien moral, qui n'est d'ailleurs pas le bonheur. Une maxime doit être suivie sans aucune restriction, de tout temps et en tout lieu, quand sa contraire n'aboutit pas sur une impasse logique. Par exemple : la maxime "tu tueras" - contraire de "tu ne tueras point" - aboutit à la situation absurde dans laquelle, si tout le monde était obligé de tuer ses semblables, à terme c'est la destruction de toute société, et donc de toute moralité qui serait en jeu, et donc de la possibilité même de suivre et de réaliser la maxime de départ (auto-destruction de ouf).
Kant crée le concept "d'impératif catégorique". C'est une maxime sous forme de loi de la volonté. C'est une sorte de principe qui, dans l'ordre de la moralité, est un peu à l'exemple d'une loi de la nature dans l'ordre naturel, avec ceci en plus qu'un impératif catégorique est valable quand bien même il n'atteindra jamais la phase de "test" expérimental (il est valable a priori), à la différence d'une loi de la nature qui, Hume l'a enseigné à Kant, est en réalité une certitude élaborée a posteriori dont la violation est toujours possible, même si elle est improbable. L'impératif catégorique est une sorte d'expression d'une loi morale inhérente à la volonté, implantée au-dedans d'elle, et qui lui est essentielle.
Vous trouverez sans doute cela chiant : c'est vrai.
Et Asimov inventa les Trois Lois de la Robotique.
Trois principes éthiques d'ordre a priori (car fondés sur la logique et les mathématiques) implantés dans le cerveau des robots de manière essentielle, et liés entre eux inclusivement et sans réciprocité (la Deuxième Loi est valable quand la suivre ne viole pas la Première, etc.). Il ne lui restait qu'à inventer....
Attendez attendez : il y a un problème, un bon gros problème qui est tellement large, tellement profond, tellement simple, qu'il devient beau comme une montagne.
Il s'agit (pour le truc de la montagne, démerdez-vous) de la question de savoir ce qu'il faudrait faire dans les situations où le moyen de suivre la loi morale (par exemple, "tu ne tueras point") implique la violation d'un autre impératif catégorique (par exemple, "tu ne mentiras point").
Avouons que là on est dans la merde. Comment faire si pour ne pas tuer je dois mentir ? Ou si pour ne pas que je me fasse tuer (qui est un autre impératif, puisque vivre est la condition de possibilité de la morale) il faut que je tue - autrement dit le cas de la légitime défense ?
Bref conflit entre impératifs catégoriques, équilibre instable, Kant l'a dans le fourneau. (Mais noooon, bien sûr il répond à ce problème, don't worry).
C'est que, couillons que l'on est, on ne se souvenait pas clairement de la distinction entre l'ordre de la nature et l'ordre de la raison pratique pure ! (j'essaye de rendre ça fun mais c'est impossible je crois).
L'ordre de la nature est extérieur ; y règne le principe de causalité. Tout se déroule avec nécessité, mais le sujet peut se tromper dans ses prédictions (son entendement n'est pas infini - par exemple, je ne sais pas si je dois mentir pour avoir du rab de pâtes-bolognaise parce qu'il se peut que je n'en désire plus dans quelques instants).
A l'opposé, l'ordre de la volonté est intérieur. Il se soustrait à la nécessité des chaînes causales en vigueur dans l'ordre de la nature. La nature est le siège de la nécessité, la volonté est le siège de la liberté. Et comme la loi morale émane, on l'a vu, de la volonté elle-même, quand je découvre l'impératif catégorique, je sais avec certitude que je dois le suivre ; je le sais un point c'est tout. Dans la nature au contraire, paradoxalement tout est prévisible mais je ne suis sûr de rien (ou presque).
Ce qui donne quoi avec notre affaire ? Que, dans le cas de la légitime défense, eh bien je dois me laisser faire. Parce que je SAIS que "je ne dois point tuer" (maxime émanant de la volonté), mais que je ne peux pas ETRE CERTAIN que mon agresseur va effectivement me tuer (phénomène naturel).
Autrement dit, et c'est un reproche qu'on lui fait souvent, la morale kantienne est très abstraite. Elle semble ne valoir que pour le sujet en tant que tel (très théorique le "sujet"...), et non pas les sujets existants. Elle nécessiterait une intelligence sans affect, capable d'arriver à la certitude dans ses prédictions sur les phénomènes naturels (au moins sur un petit ensemble), et dont la volonté serait réduite à l'état d'épure, pure de tout intérêt possible.
Vous voyez où je veux en venir.
Et Asimov créa ses robots. Et il écrivit des nouvelles.
Et en fait la morale kantienne c'est génial ?
Nan, la morale kantienne c'est pas génial (allez, un peu) ; mais Asimov, ça l'est.
Parce que, quand on commence une nouvelle, avec Asimov on conçoit très vite le problème : conflit entre les lois, paramètre à modifier pour restaurer l'équilibre etc., et on aperçoit vaguement la solution. Mais c'est un travail d'orfèvre qui, pour autant, n'est ni lassant ni prévisible. Les chutes tombent élégamment avec leur lot de surprises. Le background qui se crée, comme par effet de surface, au travers de ses nouvelles laisse toujours de la place à l'imaginaire suggestif.
Les robots d'Asimov ne sont pas vraiment des robots. Ce sont des humains dont une ou plusieurs de leurs "dimensions" ont été accentuées ou, comme on l'a dit, épurées. Ils sont comme des tests "grandeur nature" de résolution de petits dilemmes moraux réduits à un assemblage de formes.
(Ainsi dit, ça n'a pas l'air d'un compliment, mais c'en est un.).
C'est comme si Asimov redoublait le problème initial de la morale kantienne : si l'on pouvait réaliser les lois morales à chacune de leurs occurrences, Est-ce qu'alors elles n'échapperaient pas à nôtre contrôle ?
C'est le modèle du robot, dont l'éthique ne lui appartient pas, qui devient fou quand il tombe sur une impasse, qui tourne indéfiniment autour de sa cible, qui peut obéir à l'insulte perçue comme un ordre "va te perdre ailleurs !", qui ô surprise peut aller jusqu'à mentir pour suivre la Première Loi - voyant le Bien mais faisant le Mal, pourrait-on dire.
Même pour une raison instrumentale dont les paramètres auront été contrôlés, les conditions définies, les moyens délimités, l'univers sera toujours trop lourd de richesses : ses cadres craqueront, son interprétation tanguera, le mouvement nécessaire et réglé de son existence s'encrassera.
Et c'est à ce moment-là que l'art s'engouffre.