Z'avez pas le moral ? Sénèque est là pour vous.
Un peu déprimé(e) en ce moment ? pas de problème, Sénèque, coach de vie du 4ème siècle après J-C, fondateur du développement personnel et de l'enrichissement de soi - Sénèque peut vous aider. A coup de punchlines antiques qui, étonnamment, résistent à 2000 ans et une traduction pour faire mouche à chaque fois.
Sérieusement, je ne m'attendais pas à une telle claque. Pire qu'une trace de cocaïne - ou mieux, ça dépend - lire quelques pages de ce petit bouquin (suite de petits aphorismes, 10 lignes maximum, qui s'enchainent comme dans un discours) donne une pêche monstrueuse : on se prend pour le maître du monde, on veut tout connaître, tout faire, ne plus désespérer, ne plus procrastiner.
Pourtant le propos n'est pas très précis. Disons que ce n'est pas un livre de philosophie pure et dure. Sénèque nous engage à quelque chose d'assez simple (en apparence, malheureusement) : ne pas se disperser dans des affaires qu'on sait futiles, et se concentrer sur ce que l'on veut vraiment. Bien évidemment, pour Sénèque, ce que tout le monde veut, c'est connaître. Il nous engage donc à côtoyer les Aristote, les Platon, les Euclide etc. Évidemment, ça c'est la partie anachronique du livre, on peut laisser tomber : pas la peine d'ouvrir la Métaphysique ou les Éléments pour vivre intensément chaque minute de sa vie, pas d'inquiétude (pourquoi je fais comme si j'y étais arrivé ?).
Avec beaucoup d'humour, Sénèque critique les oisifs, ceux qui passent leur temps à changer de désir, à vouloir ceci puis cela, à faire les difficiles à propos de petites babioles de rien du tout ("les rideaux, marrons ou taupes ?" m'voyez), à se tourner vers les autres quand on peut se convaincre soi-même ("alors j'étais bien, dis dis ?", m'voyez), à se trouver dans une situation où faire quelque chose se résume à "tuer le temps". Ces gens-là, dit Sénèque, ne sont pas oisifs, mais paresseux. Ne sachant ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils font, comment pourraient-ils être maîtres de leur vie ?
On pense que le sage, c'est l'homme placide, froid, qui surplombe le monde d'un œil que rien ne distrait. Sans sentiment, sans humour, sans affect, le sage serait celui qui passe une vie "sans s'éclater", sans ressentir ce que certaines personnes, vous et moi certainement, ont déjà ressenti : l'impression d'avoir pendant quelques instants "vraiment vécu" ou "vécu le plus intensément". Sénèque veut nous prouver le contraire : le sage, bien loin de ne vivre "véritablement" que lors de quelques rares instants comme le commun des mortels, toujours affairés à des affaires qui ne les concernent pas - le sage, lui, vit chaque minute de la manière la plus intense possible. Il sait ce qu'il veut, il est concentré sur soi, sur ses désirs, sur sur ce qu'il n'aime et n'aime pas. Chaque parcelle de son temps est précieux, il ne le donne pas comme ça. A la fin de sa vie, pourquoi avoir des regrets, pourquoi éprouver de la nostalgie quand on a vraiment vécu tout ce qu'on pouvait vivre ? Un autre a pu faire plus de choses que lui, certes : mais lui a vécu de manière totale ce qu'il faisait.
Exprimé de cette manière, ça reste flou : on ne voit pas ce qu'il veut dire. Mais en le lisant, on comprend mieux : en critiquant les paresseux, Sénèque nous critique ; on éprouve une sorte d'émulation à se dire qu'en effet, on pourrait faire tellement de choses - des choses simples certes, mais qu'on voulait faire avant d'oublier (lit ce putain de livre que tu voulais lire !) et dont on sait qu'il vaut mieux les faire que de s'en abstenir. C'est très vivifiant, surtout que l'écriture est vraiment magnifique, très précise, avec des formulations qui choquent, qui claquent et qui s'impriment dans la mémoire comme des exhortations à ne pas marcher vers la mort sans réagir. Ce type de morale, ou plutôt d'éthique, influencera considérablement la pensée, et se retrouvera chez de grands philosophes comme Spinoza ou Rousseau.
"Le poète ne vous parle que d'un jour, et d'un jour qui fuit".