Il faut bien admettre que les récits de La Comédie humaine prennent quelquefois une tournure à la Point de vue Images du monde dont Balzac raffole, mais dont je ne raffole pas. Lisez avec le ton de Stéphane Bern une phrase comme « Paris fut emporté par un courant d’événements si vertigineux, que bientôt la duchesse de Maufrigneuse, enterrée dans la princesse de Cadignan, mutation de nom inconnue à la plupart des nouveaux acteurs de la société mis en scène par la Révolution de Juillet, devint comme une étrangère » (p. 949 en « Pléiade »), et vous entendrez ce que je veux dire. Il est vrai que l’intrigue des Secrets de la Princesse de Cadignan s’inspire d’une authentique aristocrate dont la fille se retrouvera comme modèle chez Proust : en termes de mondanité, on se pose là.
De mon côté, la nouvelle de Balzac m’a moins enthousiasmé qu’elle ne semble avoir ravi Balzac lui-même, peut-être parce que de nos jours, le mobile de l’intrigue – une princesse retirée du monde parie avec une amie duchesse qu’elle séduira un homme de science jusque là hermétique à l’amour – a finalement quelque chose d’un peu… collégien ? (Ce n’est pas la première fois que les enjeux de l’existence aristocratique telle qu’elle apparaît dans la littérature me semblent dignes d’une cour de récréation, peut-être parce ces gens-là, comme des enfants qui jouent, n’ont rien d’autre à foutre.)
La construction de la nouvelle, en revanche, m’a paru réussie. Un quasi-huis clos, des échos du passé, une forme de cruauté cachée derrière l’étiquette, il n’en faut pas plus pour que le récit se mette en route, se déploie lentement, puis de moins en moins lentement, et se termine comme il devait se terminer. En d’autres termes, une traduction en récit de « l’une de ces comédies inconnues jouées dans le for intérieur de la conscience, entre deux êtres dont l’un sera la dupe de l’autre, et qui reculent les bornes de la perversité, un de ces drames noirs et comiques, auprès desquels le drame de Tartuffe est une vétille ; mais qui ne sont point du domaine scénique, et qui, pour que tout en soit extraordinaire, sont naturels, concevables et justifiés par la nécessité, un drame horrible qu’il faudrait nommer l’envers du vice » (p. 979) : pour un peu on se croirait chez Barbey d’Aurevilly – qui certes aurait donné un coup de pied de l’âne final moins explicite.
De fait, Les Secrets de la princesse de Cadignan fait partie des récits qui semblent faits pour justifier le titre de La Comédie humaine, avec çà et là des répliques qui font mouche (« Nous sommes encore assez belles pour inspirer une passion ; mais nous ne convaincrons jamais personne de notre innocence ni de notre vertu », Mme d’Espard à Mme de Cadignan, p. 959) et en guise de didascalies ces remarques générales que l’auteur se plaît à placer et qu’on a le droit de trouver mauvaises dans au moins un sens du terme : « pour faire les amitiés sincères et durables entre femmes, il faut qu’elles aient été cimentées par de petits crimes » (p. 967). Ici, Balzac mâche même le travail du critique : « elle était un vrai don Juan femelle, à cette différence près que ce n’est pas à souper qu’elle eût invité la statue de pierre, et certes elle aurait eu raison de la statue » (p. 982) !
Il reste une étrangeté que je n’ai pas su résoudre : à plusieurs moments, Balzac utilise du présent là où on attendrait de l’imparfait. Par exemple à propos de Daniel d’Arthez : « Ses amis savent que jusqu’à présent la femme n’a été pour lui qu’un accident toujours redouté, il l’a trop observée pour ne pas la craindre ; mais à force de l’étudier, il a fini par ne plus la connaître », etc. (p. 963). Or, par quelque bout qu’on prenne la chose, ça ne colle pas.