"Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien" *
(*Pessoa)
Le premier roman de Hermann Broch est un formidable contrepoint à la plus tardive Mort de Virgile. Écrite en 1931, dans un contexte politique qui se dégrade de jour en jour, cette trilogie dresse un tableau de l'Allemagne contemporaine. Trois "types" d'hommes sont successivement analysés : le rétrograde Lieutenant von Pasenow, pétri d'idéaux romantiques périmés, puis le révolutionnaire Esch, anarchiste incorrigible, et enfin le réaliste Huguenau, parfait opportuniste. Leurs idéologies se croisent et se réunissent dans la dernière partie, alors que la guerre a éclaté. Lequel d'entre eux vaincra et déterminera les générations futures? Le monde sera-t-il gouverné par la passion amoureuse (Pasenow), par l'obsession du sacrifice (car "celui qui se sacrifie est propre", Esch) ou par le profit (Huguenau)? Les personnages progressent, ou plutôt régressent, dans ce qui semble être un cauchemar éveillé ; c'est toute l'humanité qui s’essouffle et donne raison, engourdie, léthargique, à l'époque dégénérée.
Extrait de la seconde partie :
" Dans cette anxiété souveraine qui s'empare de chaque homme au sortir de l'enfance, à l'heure où le pressentiment l'envahit qu'il lui faudra marcher seul, tous ponts coupés, au rendez-vous de sa mort sans modèle, dans cette extraordinaire anxiété qu'il faut bien déjà nommer un effroi divin, l'homme cherche un compagnon afin de s'avancer avec lui, la main dans la main, vers le porche obscur, et pour peu que l'expérience lui ait appris quel délice il y a sans conteste à coucher auprès de son semblable, le voici persuadé que cette très intime union des épidermes pourra durer jusqu'au cercueil. Aussi, quelque rebutantes que soient certaines apparences, car l'on opère entre deux draps de toile grossière et mal aérés ou parce que l'on peut croire qu'une fille ne considère dans l'homme que le moyen d'assurer ses vieux jours, qu'on veuille bien ne jamais oublier que tout membre de l'humanité, même s'il a le teint jaunâtre, même s'il est anguleux et petit et marqué en haut à gauche d'un défaut de dentition, qu'un tel être, en dépit de son défaut de dentition appelle de ses cris cet amour qui doit pour l'éternité le ravir à la mort, à une peur de la mort qui redescend chaque soir avec la nuit sur la créature dormant dans la solitude, peur qui déjà la harcèle et la lèche comme le ferait une flamme à l'instant où elle se dépouille de ses vêtements."
(traduit de l'allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn)
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