Le milieu intellectuel, notamment celui des sciences sociales, sera-t-il bouleversé par le pavé de Bernard ? Ou le pavé de Bernard sera-t-il doucement mis sous le tapis afin de pouvoir continuer le business as usual ? En effet, Lahire nous a présentement pondu un sacré machin afin d’exprimer un certain mécontentement de sa part, mais un mécontentement qui a scientifiquement refroidi et qui a abouti une sorte de manuel d’auto-défense intellectuelle contre certaines positions contemporaines au sein des sciences sociales. Bernard dira : A bas le relativisme historiciste, le nominalisme et tous ces pointillismes théoriques qui n’ont qu’une ambition scientifique très relative ! Faisons des ponts avec les sciences dites naturelles, osons le faire, c’est pour notre propre bien. Et Bernard fait ces ponts, car il ne se contente nullement d’un petit essai qui dénonce et prend position, c’est foutrement passionnant. Et Bernard dit : rabaissons intellectuellement ceux qui nous diront : « vous biologisez le social, en sommes, vous êtes un réactionnaire patenté, nous le savions depuis toujours ». Car oui, l’intellectuel en sciences sociales maîtrise autant les sciences naturelles qu’un petit français en classe de 4ème (là, je parle de moi, et de beaucoup d’autres), et à ce titre, se tourner vers les sciences naturelles pour expliquer du social, c’est biologiser, et la biologie, c’est bien connu, c’est déjà un peu l’eugénisme, et in fine le nazisme. Ce réflexe pavlovien a des origines historiques et politiques qui sont compréhensibles à ce titre, mais ce réflexe ne doit pas déboucher sur un obscurantisme 2.0, un obscurantisme en ceci que les sciences humaines reposent pour une partie sur des prémisses pré-darwinienne (ou disons : pré-spinoziste). Ouais, carrément.
Or, les sciences naturelles ne se résument d’ailleurs aucunement à la biologie, et Lahire s’appuie par exemple sur l’éthologie, la paléontologie et d’autres sciences hautement intéressantes. A la lecture du livre, on ressent très clairement en tant que lecteur qu’adopter le point de vue dénoncé par Lahire, c’est en réalité adopter un point de vue régressif d’un point de vue scientifique. Lahire fait passer certains de ses collègues pour de vulgaires croyants qui, finalement, ont conservé une vision du monde anthropocentrique voire déiste qui consiste à croire que l’humanité ne subirait aucun déterminisme « naturel », contrairement à l’ensemble des espèces animales (dont l’humanité fait partie, faut-il le rappeler ?), ce qui lui permettrait de s’auto-créer sans limite, d’être son propre Dieu en partant du principe que, puisque « tout est social », alors tout peut être changé. Par exemple, Lahire met beaucoup en avant le déterminisme de l’altricialité secondaire, c’est-à-dire le fait que le bébé naît tout en étant particulièrement vulnérable, ce qui implique une grande dépendance de l’enfant aux parents pendant de longues années, une domination parent – enfant qui imprègne et détermine les sociétés humaines sur beaucoup d’aspects. De cela découle une domination des parents sur les enfants qui traverse toutes les sociétés humaines. Selon Lahire, cette domination serait quelque part la mère de toutes les dominations, ces dernières prenant pour beaucoup des formes liées à cette domination.
Lahire rappelle qu’il faut dialectiser les rapports entre nature et culture : les déterminismes naturels influencent le social, tout comme le social influence les déterminismes naturels sur le temps long. Le corps humain intègre des pratiques sociales au bout d'un certain temps et des pratiques sociales découlent en partie de la nature même du corps humain.
L’auteur fait par ailleurs une différence particulièrement instructive entre le social et le culturel. Le culturel, c’est la capacité de transmission, d’apprentissage et d’accumulation à travers l’Histoire de l’espèce humaine qui lui permet de développer une « culture ». Le social, ce sont les interactions entre individus d’une même espèce, sans lien nécessaire avec le culturel. Il y a du social quasiment partout dans le vivant, chez les animaux, mais peu voire pas de phénomène culturel.
Le gros apport de la première partie du bouquin est également de rappeler l’ambition que devraient avoir les sciences humaines, à savoir de définir les lois qui régissent les sociétés humaines dans le but de mieux les comprendre dans leur globalité. Or, selon Lahire, les sciences sociales se sont beaucoup trop penchées sur le particulier, sur l’exception qui confirme la règle, pour que les chercheurs prétendent ensuite que les lois n’existent pas, et qu’il n’y a que de la contingence et de la différence. Or, Lahire expose très bien à quel point cette conception relativiste est ahurissante de bêtise, qu’il suffit de prendre un minimum de recul sur l'ensemble des sociétés humaines pour y voir des normes qui les structurent quasiment toutes. Il y a certes des variations culturelles et historiques, mais les phénomènes communs à l’humanité sont largement plus importants. Le point de vue dépend du focus que fait le chercheur, et si le focus est trop appuyé sur les détails qui différencient les sociétés, alors on ne voit plus ce qui devrait pourtant sauter aux yeux : les lois qui régissent les sociétés humaines. A ce titre, l’auteur rappelle très bien que la contingence n’est d’ailleurs aucunement contradictoire avec la loi. En effet, par principe, la loi est invisible : on ne voit pas la gravité, les objets semblent tomber à des vitesses différentes (contingence), et pourtant, la gravité est bien un phénomène universel qui affecte pareillement tous les objets (loi). Lahire aborde donc ensuite le fond en développant chacune des lois qui peuvent être dégagées afin de mieux comprendre les sociétés humaines : domination masculine, conflits entre groupes étrangers les uns aux autres (xénophobie), capacité d’accumulation culturelle, longévité de la vie humaine, etc. Chacune de ces lois est détaillée et prouvée empiriquement, ce qui permet d’envisager plus justement certains combats ayant pour but de changer les sociétés humaines dans une optique plus égalitaire.
C’est donc une sacrée œuvre que Lahire a publié. En revanche, j’ai trouvé l’introduction et la première partie un peu répétitives. J’aurais peut-être apprécié que Bernard tape encore un peu plus fort, et rentre davantage dans le détail, sur les pratiques sociologiques qu’il dénonce.
En somme, c’est un sacré boulot qu’a produit le sieur Lahire. On ne peut qu’en ressortir plus curieux scientifiquement, plus ouvert, plus intelligent et finalement moins dogmatique, là où l’on pourrait pourtant croire qu’énoncer des lois signifierait dogmatiser, c’est tout le contraire qui se produit avec une telle approche.