Je me suis toujours demandé pourquoi ce poème m’emplissait d’une telle ivresse, pourquoi ces vers faisaient vibrer toutes les cordes de ma sensibilité, pourquoi je le ressentais, non seulement comme une œuvre d’art mais comme l’expression intime d’une part de moi-même.


Qui, mieux que Baudelaire, en effet, aurait pu décrire la rencontre amoureuse, le coup de foudre, cet éblouissement de tous les sens où la beauté exalte et fascine, mais paralyse le poète tombé sous le charme de cette apparition faite femme, sublime personnification d’Eros et Thanatos.


La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;


Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.


Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?


Qui, mieux que lui aurait pu suggérer, avec cet art consommé, l’élégance aristocratique, la beauté sculpturale de l’inconnue tout de noir vêtue, la grâce voluptueuse de ses gestes et de sa démarche, «noble et agile» en dépit de son deuil ? Une vision qui agit comme un révélateur dans le climat intérieur du poète dépressif, mais surtout un « éclair » fulgurant qui l’illumine et le cloue sur place, révélation simultanée d’un spectaculaire coup de foudre en un bref échange de regards où tout est dit.


Une rencontre due au hasard, qui permet à l’homme médusé de se repaître de cet événement quasi surnaturel, de cette vision enchanteresse, partagé qu’il est entre l’admiration, le désir et la crainte.


Peur de cette déesse de chair « avec sa jambe de statue », comme étreint d’une terreur sacrée devant une divinité aux pouvoirs quelque peu maléfiques, mais désir inextinguible de posséder « la fugitive beauté » qui l’a sorti de sa torpeur et de sa « nuit », de se perdre, « crispé comme un extravagant », dans le « ciel » de son regard, pour y boire, jusqu’à plus soif, « la douceur qui fascine et le plaisir qui tue ».


Mais il est de ces hasards de la vie qui passent près de nous, chargés de promesses et de bonheurs futurs et que l’on devine impossibles à réaliser, sans doute n’en sont-ils que plus beaux, si tant est que l’impossibilité confère aux rencontres amoureuses notamment, un charme douloureux et magique.
« Seules les choses condamnées peuvent être si douloureusement tendres ».


La dernière strophe est à cet égard, merveilleusement évocatrice de la déception et de la perte de la femme que le poète aurait pu aimer, disparue à jamais, emportant avec elle, le regret d’un rêve qui eût pu devenir réalité et que je trouve d’une nostalgie bouleversante :


Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !


Alors, vivons comme si nous devions mourir demain...

Aurea
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le 5 oct. 2018

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