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De l'étude complexe des plus vieux crimes contre l'Humanité

Le problèmes des sommes universitaires historiques, outre leur particulière complexité et leur immense bibliographie, est sans doute l'approche "thématique" ou "argumentative" de leur structure. Il est beaucoup plus facile, certains diraient médiocre, pour un néophyte de suivre une chronologie plus claire et parfois plus approximative, d'autant plus que les historiens ont parfois une tendance, saine mais irritante, de remettre tellement tout en question qu'il est difficile ensuite de s'y retrouver et d'apprendre quelque chose. Entre ce qui est sans cesse remis en question et ce qui est considéré comme acquis, surtout projeté vers un continent et un espace-temps inconnu, la lecture est parfois compliquée, voire franchement rébarbative. Pour autant, la qualité scientifique de l'essai d'Olivier Pétré-Grenouilleau est réelle bien qu'un peu trop intellectualisé et inutilement obscurci. La question des traites négrières est absolument cruciale, absolument odieuse par son objet et par les conséquences monstrueuses qu'elles ont induit, beaucoup trop importante pour être l'objet de spéculations historiques stériles, livrée aux historiographies multiples. Qu'elles soient instrumentalisées par des historiens africains ou par des nationalistes européens, les différentes mémoires ainsi que les très parcellaires sources accouchent d'une forme de flou artistique assez phénoménal, qui contraste avec les préjugés de ceux qui pensent déjà tout connaître du sujet et les images d'Epinal classiquement évoquées, voire ressuscitées par les uns et les autres pour servir je ne sais quel soupe politique et idéologique, souvent ignobles, dans un camp comme dans l'autre d'ailleurs. Mais alors de quoi parlons-nous ? La première chose fondamentale est de bien dissocier le phénomène de l'esclavage, mieux connu par le commun des mortels, de celui des "traites", qui ne se recoupent pas tout à fait et ne concernent pas tout à fait les mêmes aspects. La traite peut être définie comme un réseau pourvoyeur d'une population destinée à l'esclavage au solde naturel négatif qui met en relation le lieu de "production" des esclaves et le lieu de l'exploitation, sous la forme d'un réel échange commercial et faisant collaborer les unes avec les autres des aires civilisationnelles distinctes aux intérêts exceptionnellement convergents. Cette définition n'est pas si complexe et renvoie à bien plus que la traite atlantique classique qui hante tous les esprits et qui n'est pourtant pas quantitativement la plus importante relativement aux traites orientales, qu'elles soient intra-africaines ou destinées au monde musulman, et notamment à l'Empire Ottoman et les sultanats/califats de l'Océan Indien. Il faut que le lecteur puisse réellement se détacher de l'image du commerce triangulaire, reliant l'Europe, les côtes africaines et les Antilles pour envisager les choses de manière plus haute et plus distanciée. La traite, qui semble faire l'objet d'un relatif consensus, réclame une profonde et sensible remise au goût du jour avec toutes les données scientifiques possibles, et surtout doit se détacher, pour le meilleur comme pour le pire, du regard européo-centré ainsi que d'une tendance naturelle et humaine à résumer des problèmes complexes avec des réponses simples.


La construction de l'esclavage des Noirs


Il faut tout d'abord distinguer l'esclavage de l'esclavage des Noirs, ce dernier concept n'étant qu'un corollaire du premier. L'esclavage a été assez bien défini par Aristote, qui le justifiait d'ailleurs, par l'application des règles du droit des biens à des personnes, considérées comme devant être traités comme tel. Il est nécessaire dans le cadre de formation de sociétés, notamment la société grecque, pour faire face à une "démocratisation" de la cité, les guerres extérieures et une tension économique certaine, d'utiliser une main d'œuvre servile, que ce soit dans les champs ou dans la sphère domestique. Pendant que les grands de la cité débattaient de la chose politique et du bonheur de la Cité, se préparaient à se battre ou pratiquaient le commerce, d'autres travaillaient pour eux afin de les nourrir et de subvenir à leurs besoins les plus primaires. L'esclavage est une réalité anthropologique universelle présente dans de nombreuses sociétés, y compris celles étudiées par Claude Lévi-Strauss ou autres anthropologues, même si beaucoup d'autres ne l'ont pas connu : il s'agit là un peu de la loterie. Alors, à partir de quand l'esclavage est-il devenu principalement l'esclavage des Noirs ? Le saut a été long, très long. Le premier esclavage des Noirs a sans doute été celui des sociétés égyptiennes, notamment à l'époque du Nouvel Empire (-1552/-1070) et non pas aux temps des pyramides comme on pourrait le penser, qui allaient chercher une main d'œuvre servile au Soudan, appelé alors la Nubie, ou le pays de Koush. Néanmoins, cela était principalement opportuniste du fait de la proximité de ce peuple de la rive du Nil, et elle n'était pas systématisée en ce sens que les Noirs de Nubie ont joué un rôle majeur dans la politique égyptienne notamment la XXVème dynastie qui a donné des pharaons noirs. La Grèce Antique elle-même semble avoir asservi des Noirs, en témoigne la fresque de Cnossos et est à l'origine du terme "Ethiopie" qui signifie "face brûlée". Pour autant, les Noirs étaient loin d'être les seuls esclaves des cités grecques qui asservissaient régulièrement leurs ennemis, notamment perses. Quant à la Rome Antique, dont on estime la part d'individus esclaves à 30-40%, les Noirs étaient une très faible minorité. En fait, il n'y avait encore aucune corrélation entre l'identité noire et l'esclavage. Le mot esclavage lui-même renvoie aux Slaves, qui étaient bien plus asservis au début du Moyen-Âge que les Africains.


La première étape de cette systémisation a été posé par l'Empire Musulman qui a repris en partie les besoins en esclave de l'Empire Romain. Dans le cadre d'une politique d'urbanisation et du besoin en terres fertiles, ayant donné naissance à la meilleure agronomie du monde médiéval, les nouveaux chefs du monde musulman avaient besoin d'esclaves comme toutes les civilisations avant eux. Ils allaient d'ailleurs massivement, comme les Européens, les chercher dans le Caucase ou sur les rives de l'Empire Byzantin, si bien que la Traite des Bulgares, et même la Traite des Grecs étaient une réalité terrible. L'esclavage sexuelle de femmes blanches était également répandu dans les harems des chefs ottomans. Pour autant, l'Empire Musulman en s'étendant au Maghreb a très vite pris contact avec des civilisations africaines anciennes en pleine crise. En effet, à cette époque et à partir de 1590, les Empires du Mali, du Songhaï et du Bornou s'effondrent en partie et les élites guerrières et marchandes tentent de retrouver un nouvel équilibre. L'esclavage permet d'allier ces élites et les Musulmans vont commencer à utiliser des esclaves Noirs. Petit à petit, parce que l'offre en esclaves africains était plus importante suite aux djihads menés au Afrique Centrale, les esclaves noirs, appelés les "Zanj" vont devenir les principaux asservis. Très vite, et ce sera également le cas pour l'Europe Chrétienne, une assimilation sera faite entre esclavage et identité noire, servant de base à une justification bien commode. Beaucoup de penseurs musulmans ont alors ressuscité la pensée d'Aristote sur la guerre juste et aussi la légende de Cham, le fils maudit de Noé, pour créer un lien fondamental tiré des textes coraniques entre les Noirs et Cham, les premiers devant purger la malédiction du second. D'une nécessité pragmatique, la religion en a fait une nécessité religieuse, comme l'ont fait toutes les civilisations esclavagistes. Ce changement anthropologique majeur a donc conduit à une représentation du Noir comme fondamentalement esclave.


En Europe aussi, petit à petit, les choses se sont passées de cette manière. A la base, le Noir n'était pas considéré comme quelque chose de négatif et d'ailleurs, la Papauté avait des Saints Noirs, notamment venant d'Ethiopie. La masse servile, d'abord autochtone, puis surtout slave (Bulgares, Grecs, etc...) n'est pas encore noire. Mais petit à petit, notamment après la crise du XIVème siècle et la Peste Noire, et en même temps que la construction des Nations européennes, l'idée d'asservir son prochain devient insupportable. L'édit de Louis X en 1315 qui interdit l'esclavage en France est à ce titre flagrante et la condition de "serf" va gagner de plus en plus de libertés. Mais l'Europe a besoin d'esclaves, notamment en Méditerranée pour faire face à un besoin de main d'œuvre dans les plantations (et oui déjà) de Sicile notamment. Financés par des Génois, ce sont les Portugais qui vont devenir les premiers grands esclavagistes de l'Europe et ils iront chercher les Esclaves d'abord dans le Caucase parmi les Slaves. Mais quand l'Empire Ottoman prend le contrôle de ces détroits, les Portugais ont du aller chercher la main d'œuvre ailleurs. Et très vite, les côtes africaines ont commencé à séduire. Au départ, les marins portugais étaient terrifiés à l'idée d'aller explorer l'Afrique à cause de la présence musulmane (qui disparait après la Reconquista en 1253), de la chaleur, des courants réputés non propices au retour ou encore aux légendes de monstres marins, mais très vite, ils vont commencer à aller explorer les côtes africaines pour notamment commercer avec les locaux. C'est l'or, l'ivoire et la poivre qui leur donnent particulièrement envie et ils fournissent aux Africains en échange des agrumes et également des esclaves. Mais petit à petit, les Portugais vont acheter des esclaves et sentirent l'aubaine. Lisbonne deviendra rempli de Noirs asservis et de nombreux captifs seront transportés vers les plantations de la Méditerranée. Quand les grandes découvertes permettent de déplacer les plantations en Amérique, l'esclavage continuera, largement financé dans un premier temps par les Italiens et les Flamands, les Portugais se chargeant du "sale boulot". Mais l'exploitation de l'Amérique par des esclaves Noirs n'allait pas de soi. Au départ, les Ibériques avaient réduit en esclavage les Amérindiens. Néanmoins, à cause du choc microbien d'abord, à cause de la condamnation papale ensuite, mais aussi par leur manque de productivité dû à une certaine résistance et à une traditionnelle construction anthropologique, les Ibériques ont abandonné cet esclavage. Très vite, ce sont des Blancs sous contrat qui ont été utilisés quasiment comme des bêtes de somme mais les Etats européens, par mercantilisme, ont très vite refusé d'envoyer davantage d'hommes qui aspiraient en outre à davantage de liberté. C'est à ce moment que les Portugais ont massivement déporté des Noirs vers les Antilles et les Amériques. Ainsi, le glissement a été progressif et loin d'être évident. La création des deux grands chemins de traite (un allant vers l'Empire Musulman et l'autre allant vers les Amériques) se sont faits petit à petit, touche par touche, avec les mêmes justifications, puisque les Espagnols, comme les Musulmans avant eux, ont utilisé la légende du fils de Cham pour rendre acceptable ce qui ne l'était plus pour les autochtones européens.


La "production" des Esclaves d'Afrique


L'idée absolument infondée que chacun possède quand il s'agit d'esclavage est que les Européens allaient directement, dans le cadre de rapts organisés, enlever des Noirs sur les côtes. Cela est absolument faux. Même si cela a pu arriver, de manière très rare, la plupart du temps les échanges se faisaient d'égaux à égaux. Il ne faut pas nier que les Portugais notamment ont beaucoup aidé et fait pression sur certaines ethnies pour s'adonner à l'esclavage. Pour autant, la traite négrière est avant tout une réalité propre à l'Afrique. La question souvent posée est celle ci : mais pourquoi donc des Africains iraient vendre leurs frères ? La réponse est dans la question ! L'Afrique ne représente aucune réalité géographique et politique. Il y avait des centaines d'ethnies et de sociétés différentes, parfois étatiques, parfois lignagères, avec chacune leurs propres domaines d'influences, leurs propres coutumes et leurs propres considérations religieuses et philosophiques. De plus, les populations africaines utilisaient déjà l'esclavage pour se livrer à une agriculture beaucoup plus complexe du fait de la grandeur des terres habitées. Ainsi, certaines ethnies et sociétés organisaient elles-mêmes, pour la plupart sans y être vraiment incitées, l'esclavage d'autres sociétés. Les trois quarts des esclaves vendus sont issus de guerres et de raids sur des sociétés ennemis. Il pouvait également s'agir de vente d'enfants, de peines pénales pour dettes ou encore même parfois, notamment en Angola, d'asservissement volontaire dû aux famines et aux sécheresses. Dans une structure économique où les biens de valeur sont soit thésaurisés soit détruits, puisque le prestige venait davantage de la destruction, du savoir et du contrôle des femmes pubères plutôt que de la redistribution, la pratique de l'esclavage était de l'or en barres pour certaines ethnies qui, pour certaines, l'ont théorisé religieusement. Par exemple, les Dyula ont inventé la légende du géant Malobé afin de justifier la vente d'esclaves. Ensuite, il faut également savoir que la plupart des esclaves africains ne mettaient pas les pieds sur un bateau (1 tiers d'entre eux avant 1850) et étaient souvent exploités par les sociétés africaines elles-mêmes, et que pour ceux qui devaient embarquer, beaucoup mourraient dans les "barracons", lieux de dépôt des esclaves avant embarcation. L'esclavage est donc aussi une affaire africaine, avec son propre système de légitimation et ses propres règles, pragmatiques et coutumières, notamment un droit de préemption sur les marchandises guerrières ou le prélèvement de taxes à destination des rois africains. Cela n'a pas empêché les Européens d'aider parfois certaines sociétés, par l'intermédiaire de mariages métissés avec les aristocraties locales, par l'implantation de peuples comme les lançados portugais ou certains juifs déportés, par la création de corps de contrebandes chargés d'aller négocier plus loin dans les terres, mais restaient soumis à une offre qui parfois dépassait largement la demande.


L'organisation de la Traite : le libéralisme avant l'heure


La traite est très vite devenue l'affaire de la négoce européenne. Outre un système de financement légitime (Flamands, Italiens puis Français et Anglais), il a fallu également la réglementer juridiquement. Or, à l'époque, les querelles de droit public étaient terribles. Tandis que Grotius estimait que la mer "mare nostrum" devait appartenir à tous, les Anglais pensaient exactement l'inverse. De la même façon, les Ibériques ont mis en place un système, dit de l'asiento, un véritable contrat de droit public monopolistique qui, contre la possibilité de vendre aux colonies de manière unique, obligeait l'entreprise à payer des charges lourdes. Très vite, ce monopole a été acheté par les Portugais mais des compagnies européennes financées par l'Etat sont venues parfois l'exercer chacun leur tour : les Anglais (Royal African Compagny), la France (Compagnie des Indes), les Provinces-Unies, le Danemark, le Brandebourg, etc ... Puis après ce monopole, au XVIIIème siècle, qui fut l'âge d'or de la traite européenne, tout cela s'est libéralisé devenant un véritable marché libre. Pour autant, on distingue trois grandes phases de traite atlantique. La première, largement dominée par le Portugal et l'Espagne, entre 1519 et 1650, a provoqué la déportation d'un million de captifs vers les colonies. La deuxième, la plus terrible, dominée par les Français, les Anglais et les Provinces Unies, entre 1676 et 1800 a déporté 6,6 millions de captifs. La troisième, correspondant à la traite dite "illégale", entre 1800 et 1860, dominée par les Portugais et les Brésiliens a fait 3 millions de victimes. La construction du modèle économique du négrier, qui nécessitait la présence d'un tonnelier, d'un charpentier, d'un chirurgien, d'un capitaine, et qui partait pour de très longues périodes (l'étape africaine était la plus longue) pouvait contenir entre 350 et 400 captifs. Les esclaves, tassés dans des cales, étaient régulièrement "rafraîchis" sur le pont et l'alimentation se composait de légumes, de riz, de maïs et parfois des danses étaient organisées. La mortalité y était colossale (15%) mais s'est petit à petit atténué pour atteindre 5%, sans jamais passer en dessous de cette barre. De manière plus surprenante, les marins mourraient aussi et leur taux de mortalité y était de 12,5% et ce de manière très stable. La période de la traite illégale à partir de 1800 a aussi été plus meurtrière car partant de plus loin (Mozambique, Ethiopie, Angola) et parce que, pour échapper aux navires anti-traites, les hommes d'équipage portugais et brésiliens se débarrassaient souvent des Esclaves avant tout contrôle.


Les Européens ont donc largement bénéficié de la traite négrière. Pour autant, il ne faudrait pas exagérer la rentabilité de cette traite. Concentrée sur des ports, notamment Nantes en France et Liverpool au Royaume-Uni, elle n'a jamais été très rentable, seules 500 familles en France ne la pratiquaient, et souvent, en plus de payer des assurances immenses, les armateurs ne pratiquaient la traite que pour des "gros coups" et jamais de manière stable. En fait, c'est surtout après des guerres (la Guerre de Sept ans notamment) et pendant la période illégale que la traite a pu parfois rapporter gros, mais la plupart du temps, le taux de rentabilité n'était que d'à peine 5%. Beaucoup ont affirmé que la traite a permis l'accumulation de capital pour procéder à la révolution industrielle, mais en réalité, rien n'est plus faux, la traite ne représente rien par rapport au commerce international légal et il est tout à fait probable que son apport en capital ait été très faible. C'est pour les acheteurs d'esclave, notamment aux Antilles, à Cuba, aux Etats-Unis et au Brésil, que la chose a été profitable. Mais pour les organisateurs de la traite, ses actionnaires et les transporteurs, la chose a été plus qu'aléatoire et était parfois plus de l'ordre d'un coup de bluff qu'autre chose, et ce n'était pas rare de voir un négrier pêcher la morue afin de compléter ses revenus. Pour autant, l'esclavage explique le bond économique du nouveau Monde et a incontestablement enrichi certaines familles, mais constituait pour les Etats, plus qu'un argument économique, un argument de souveraineté nationale, en témoigne la Guerre de Sept ans entre les Français et les Anglais pour le contrôle du Canada.


Abolitionnisme, conséquences et effets indésirables


Si la traite est une invention de toutes les civilisations, l'abolitionnisme est en revanche une invention européenne. Elle n'a été présente ni en Afrique ni dans le monde musulman. Il est d'ailleurs très curieux de voir que les raisons qui ont conduit à la traite négrière sont les mêmes qui ont conduit à la volonté de l'abolir. En effet, la traite négrière a été justifiée par l'impossibilité d'asservir ses semblables. Ayant pris son envol avec la Peste Noire, puis justifiée par une certaine version du christianisme, la théorie a justifié le fait d'asservir l'étranger et non pas son semblable : le Chrétien, le Blanc. Mais la sphère de conscience européenne s'est élargie et très vite, le sort des Noirs et des esclaves est devenu petit à petit insupportable aux yeux des Européens de la même manière que, quelques siècles plus tôt, elle l'était devenue pour eux mêmes. Les théories justificatrices de l'esclavage, soutenues par l'Eglise et par les négriers, sont devenues ineptes, d'abord aux yeux des religieux du "Grand Réveil", notamment les évangélistes et les méthodistes, surtout au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, et puis ensuite aux yeux des philosophes des Lumières, en tout cas certains. Tandis que pendant les grandes crises de consciences européennes, entre 1570 et 1750, la traite négrière avait profité du nihilisme et du cynisme des dirigeants pour prospérer, le mythe du bon sauvage et la volonté de libérer et d'émanciper les êtres serviles ont inondé les têtes européennes, notamment françaises. L'Eglise catholique elle-même, qui, pendant la Réforme, a du soutenir les puissances catholiques négrières afin de ne pas perdre de son pouvoir, va finir par condamner l'esclavage et la traite. La Révolution Française Montagnarde en est un parfait exemple avec la révolution de Saint Domingue et l'abolition de l'esclavage en 1794. Mais, on le sait, Napoléon va rétablir la traite et l'esclavage, Charles X va imposer un lourd tribut à Haïti (qu'elle remboursera en 1950) et l'abolitionnisme français, pourtant à la base le plus vif, va être un immense échec. C'est en Angleterre qu'il faut aller chercher le triomphe d'un véritablement mouvement populaire, à la fois philanthropique et social, véritable lobby tentaculaire qui conduira les députés et les Lords à abolir la traite en 1814 (puis l'esclavage en 1832), même si les premiers ont été, pour être juste, les Danois en 1792. Les Anglais vont organiser une véritable chasse aux négriers en mettant en place un tribunal international au Sierra Leone, colonie d'esclaves libérés, imposant à ses alliés (Portugal, Espagne, etc) le droit de visite des bateaux de marchandises ainsi qu'une prime pour les marins qui auraient libéré des esclaves. L'Angleterre imposera également cela à la France vaincue qui louvoiera beaucoup jusqu'au règne de Louis Philippe en continuant la traite très tard en dépit de son interdiction légale ce qui démontre l'échec français, à porter au crédit de Bonaparte et des Rois de la Première Restauration. Les Etats-Unis eux mêmes vont rejoindre cette lutte, en créant le Liberia, et en donnant son appui aux forces anglaises. Ces dernières vont aller même jusqu'à détruire des négriers dans le port de Rio de Janeiro en 1850. Les Anglais, qui avaient été responsables de 50% de la traite lors du Grand Siècle, vont devenir des terreurs des négriers.


Mais la traite illégale va persister. D'abord, ce sont les Français qui, sous le règle des Rois de la Restauration, vont feindre de l'arrêter pour la continuer en cachette. Louis Philippe mettra fin à la traite et la IIème République à l'esclavage (de manière graduelle, avec solutions alternatives et dédommagement généreux en Occident des anciens propriétaires d'esclaves). Mais, incontestablement, ce sont les Portugais (notamment de Cuba) et les Brésiliens qui vont faire de la traite illégale, en allant chercher leurs esclaves plus loin et leur faisant traverser l'Atlantique vers LA puissance esclavagiste du XIXème siècle, le Brésil, l'une des traites les plus affreuses. Cette traite illégale, beaucoup plus cruelle, rapide et expéditive, explique pourquoi l'Angola et le Congo ont été dans toute l'histoire les deux pays les plus touchés par la traite et va conduire à la déportation de trois millions de personne. On voit bien pourquoi l'idée d'un commerce triangulaire n'a ici plus de sens, il s'agit bien de relations bilatérales entre les Brésiliens, Portugais Cubains et les puissances africaines. En effet, en Afrique, malgré le blocus anglais, l'offre en esclaves est toujours aussi abondante. Cela va conduire à l'explosion de la traite orientale avec l'Empire Ottoman et les sultanats de l'Océan Indien. En fournissant des chevaux aux Africains, avec une activité croissante de la secte soufiste senoussite et aussi à cause de la désertification puis des zones de production plus accessibles grâce au Canal de Suez, les Musulmans vont faire de l'esclavage un business juteux. A cause de la fermeture du Caucase par la Russie, les esclavagistes arabes vont bosser dur, notamment à partir de la seule zone de l'Empire Ottoman non abolitionniste, la région de la Mecque, mais aussi le sultanat d'Oman avec l'Empire Ethiopien et les Zoulous, grands pourvoyeurs de captifs. L'ethnie des Yao vont notamment, dans le cadre du commerce de l'ivoire, faire de nombreux prisonniers envoyés dans l'Océan Indien, dans les Comores et à Madagascar. Cette traite orientale, parfois présentée comme romantique et douce, a fait 17 millions de victimes. En comparaison, la traite atlantique en a fait 11 millions. Il faudra que l'Empire Ottoman et l'Ethiopie acceptent difficilement leur interdiction, et la colonisation pour l'abolition définitive, ce qui est d'un point de vue historique cruel : un crime contre l'humanité pour en faire cesser un autre.


Les conséquences de la traite sur l'Afrique


Après ce tableau, la grande question historique a été clairement la suivante : la traite a-t-elle eu un impact sur l'Afrique actuelle ? Il faut garder en tête qu'il ne s'agit pas ici de mesurer les conséquences de la colonisation, mais bien des traites, ce qui n'est pas du tout la même chose et qui est bien plus difficile à mesurer. Il faut dire que c'est une recherche récente, surtout anglo-saxonne, qui commence avec le légendaire The atlantic Slave Trade, A census de Philip D. Curtin qui a commencé à bosser la question et qui ont parfois idéologiquement sur-estimé certains chiffres, et qu'ils sont plus nuancés aujourd'hui. C'est sur cette question que les historiens se massacrent, selon le discours qu'ils veulent servir, et notamment sur la question de la démographie. Plus clairement, la traite a -t-elle ralenti la démographie africaine? Tout dépend de la méthode utilisée. Le modèle cumulatif rudimentaire, par exemple, insiste sur le fait que par la pratique de la polygamie et par la structure lignagère et particulière des sociétés africaines, la résilience a entre autre permis de compenser les pertes liées à la traite. Le modèle de modalisation, lui, estime que la population africaine aurait été à terme ponctionnée d'un nombre compris entre 30 et 50% de sa population. Autant dire que la différence est franchement énorme entre les deux approches et que la réalité est sans doute un peu entre les deux. Certains historiens africains avancent que sans cette ponction, l'Afrique aurait pu connaître sa propre révolution industrielle, ce qui est problématique de deux points de vue : d'abord il est maintenant prouvé que la révolution industrielle n'est pas liée à la population (l'Angleterre, moins peuplée que la France, a eu sa révolution plus tôt, justement parce que la France avait davantage d'ouvriers qualifiés et moins besoin de machines) et ensuite parce qu'il occulte le fait que le modèle économique africain antérieur à la traite était un modèle de subsistance et d'équilibre, non de croissance, ce qui n'a pas été le cas en Europe pour des motifs bien complexes. Il faut ajouter que la traite a aussi permis de faire circuler en Afrique des monnaies (certes thésaurisées et parfois détruires), à développer l'agriculture par l'importation de maïs, de manioc, de tabac, de riz, de piments, de patates douces, de bananes, etc) mais aussi le commerce (certes en privilégiant certaines ethnies plutôt que d'autres). Plus sérieuse est notamment la critique de l'importation d'armes à feux par les Occidentaux et de chevaux de combat par les Ottomans et qui a conduit à une intensification des guerres. Pour autant, des études récentes ont démontré que les fusils confiés aux Africains n'étaient utilisés que pour faire peur ou lors de cérémonies et n'ont pas radicalement changé les méthodes de combats des nations africaines. En outre, il faut ajouter que les régions d'Afrique les plus anciennement touchées (Sénégal, Gambie, Baie des Esclaves, Nigeria) se sont vite reconverties et ont trouvé leur équilibre ethnique, religieux, politique et économique en partie par la traite alors que certaines régions ont été beaucoup plus déstabilisés (Angola, Congo, Mozambique, etc) alors même que la mémoire semble avoir oublié que ce sont ces régions qui en ont été les plus grandes victimes. Cela montre d'autant plus la portée de la méconnaissance de ce sujet.

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le 24 févr. 2021

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