Lettre d'une inconnue par Gérard Rocher La Fête de l'Art

Critique publiée le 13 août 2022

En 1922 à Vienne Monsieur R..., écrivain très en vogue, revient de voyage. Son courrier lui est remis et parmi les enveloppes l'une attire son attention. Est-ce une prémonition ? Est-ce l'épaisseur ? Toujours est-il qu'en ce jour de ses quarante ans il ne s'attend certainement pas à y lire un contenu aussi inattendu.

Cette missive anonyme contenant un long récit provient d'une femme sans doute encore jeune et débute ainsi :

" A toi qui ne m'a jamais connue. "

Elle en contient des confidences cette lettre! Confidences tragiques, dramatiques, amoureuses mais aussi enflammées mélangeant espoir et résignation. Cette jeune femme qui se confie vient de perdre son enfant la veille à la suite de la grippe qui fit des ravages en cette année 1922. C'est donc à la lueur d'une bougie et de son fils inerte, entouré de quatre cierges, que l'Inconnue va vider son cœur à celui qu'elle aura adoré jusqu'à la fin de sa courte existence.

Elle avait 13 ans et habitait un logement à l'intérieur modeste avec sa mère lorsqu'un événement va bouleverser sa vie. Monsieur R... s'installe dans l'appartement du palier d'en face. Il est écrivain, il possède un certain charme et cette situation lui permet d'avoir de l'argent et de recevoir parfois de très jolies femmes. Le plus discrètement du monde elle s'attache à lui et lui porte même beaucoup d'intérêt. Lui ne cherche pas à connaître les gens d'en face qui sont d'un autre monde.

La jeune fille grandit et là elle se prend d'une profonde affection puis d'un amour fou pour cet homme qui ne cherche toujours pas à lui porter le moindre intérêt. Elle va alors mener une vie "artificielle" avec lui par la pensée, par la lecture de ses livres, en lui déposant devant sa porte un bouquet de roses banches pour son anniversaire et en épiant ses déplacements.

Un jour pourtant ils vont se croiser dans la rue. Son regard se posant sur elle, elle est alors envahie de bonheur. S'en suit un moment de plaisir avec lui. L'enfant sera le résultat de cette étreinte à la plus grande joie de la jeune femme.

Pourtant Monsieur R... est un genre de papillon qui butine de fleur en fleur sans trop se souvenir des précédentes. Notre "Inconnue" est partie bien vite de sa mémoire, notoriété oblige.

Les mots d'amour continuent de pleuvoir sur la feuille telle une complainte mais la pauvre femme est prise par la fièvre. La grippe a certainement fait irruption dans son corps toujours empli d'amour et elle aura la force d'écrire :

" Si je dois survivre, je déchirerai cette lettre et je continuerai à me taire. Mais si elle arrive entre tes mains, tu sauras que c'est une morte qui te raconte sa vie qui a été à toi, de sa première à sa dernière heure de conscience... "

La lettre est bien arrivée, le vase est vide de ses roses blanches et Monsieur R... cherche encore qui est cette Inconnue...

Sur "SensCritique" il y a quelques mois certaines personnes proches m'avaient chaudement recommandé de lire du Stefan Zweig que je ne connaissais pas et je tiens aujourd'hui à les en remercier. Grâce à elles j'ai découvert quelques nouvelles parmi tant d'autres et je dois avouer que je me régale.

Stefan Zweig est né à Vienne le 28novembre 1881, il est mort à Petropolis au Brésil le 22 février1942. Ses œuvres sont multiples et composées de "Nouvelles" apparaissant parfois dans les journaux. L'écrivain fréquentera de nombreuses notoriétés artistiques bien connues dans le domaine de la littérature mais aussi de la musique.

Il connut deux guerres mondiales, la montée inexorable du fascisme et le début de la seconde guerre mondiale. Dans ces moments, lui qui était "pacifiste" restera neutre refusant de condamner vraiment cette idée qui montait de Berlin et bien sûr cela lui valut quelques "éloignements" de ses amis du monde artistique. Cela n'empêchera pas ses œuvres d'être victimes de l'autodafé.

C'est au Brésil que l'auteur s'exilera vers la fin de sa vie, lui qui portait une grande affection pour ce pays.

Ce livre d'un peu plus de 120 pages est un véritable hymne à l'écriture, à l'expression amoureuse. "Lettre d'une inconnue" nous laisse sur une impression de tristesse face à cette confession intime auprès d'un enfant mort et d'un homme nettement plus âgé riche et indifférent à ses conquêtes. Cette longue lettre cache tout de même des propos parfois incisifs sous les mots d'amour fou de cette inconnue.

C'est donc une nouvelle que je trouve très psychologique dans son contenu. L'Inconnue a toujours caché sa flamme et n'a rien demandé en fait à Monsieur R....

L'Inconnue, après la mort de son fils n'a plus rien d'autre à aimer que Monsieur R... tout en restant discrète jusqu'à sa mort

" je ne crois plus en Dieu et ne veux pas de messe; je ne crois qu'en toi... Oh ! rien qu'un jour dans l'année et tout à fait, tout à fait silencieusement, comme j'ai toujours vécu à côté de toi... Je t'en prie... fais-le, ô mon bien-aimé... C'est la première prière que je t'adresse c'est aussi la dernière... Je te remercie... je t'aime... adieu... "

Comment rester insensible à cette prière, à ce dernier élan d'amour fou... et à cette écriture si raffinée et persuasive de l'écrivain! Une merveille.

Ma note: 10/10