Promenade parisienne et satire féroce de la muséification de la capitale.

«Aujourd’hui, nul n’est besoin de construire un faux Paris, car la capitale est elle-même devenue son propre simulacre. Les autobus à impériale bondés de touristes sillonnent la capitale. De nuit, le "Paris by night" boucle la boucle dessinée en son temps par Jacopozzi.» (Xavier Boissel, Paris est un leurre)


Dans ce court récit d’Hélène Ling (Allia, 2006), Lena Tarr revient de Berlin, où elle vit, à Paris, pour assister aux funérailles d’un père, galeriste illustre, qu’elle n’a jamais connu - événement qui coïncide avec les journées du Patrimoine -, et pour découvrir les termes de son testament, aux côtés de la famille officielle, très grande bourgeoisie excessivement courtoise et soucieuse de ses intérêts.


Le père sera enterré au cimetière du Père Lachaise entre Oscar Wilde et Gertrude Stein, dans cette ville réifiée et devenue inabordable, que les restes fertiles et les sédiments des grands morts enrichissent. Dérivant dans les rues au milieu des touristes, Lena se joint à un groupe de coréens et les accompagne sur les traces disparues des grands écrivains, témoin d’une culture devenue divertissement.


«…en marche à nouveau dans l’éclaircie, au corps à corps avec les remous de la circulation, elle recula de justesse à l’angle de la rue, sur le passage d’un car de touristes à ciel ouvert «Inez ze naïnetiine touentize, Eûrneust Hhhémiingouaï liivde in the street over there on your left : Cardinal Lemoine, number 74 He began to write short stories at that time While working as a journalist… » Soufflée d’un haut parleur, la bulle de mots jaillit à l’air libre et s’éparpilla sur la chaussée, jonchant les rues et les couloirs aériens d’une pollution d’échos – des nouvelles et des dépêches Un genre de bigamie songea-t-elle À l’époque le mélange était encore possible.»


Après le musée Carnavalet, et un couple qui s’étreint dans le lit de Marcel Proust que personne ne lit plus, elle les accompagne au théâtre de l’Odéon pour assister à une représentation de «Sainte Jeanne des Abattoirs» de Bertolt Brecht. La pièce semble tout d’abord se jouer dans la rue aux abords du théâtre, entre deux clochards qui s’interpellent ; et au théâtre lui-même, le conflit des intermittents du spectacle montés sur scène devient pour les coréens le spectacle lui-même, dénonçant, et de façon très drôle, la récupération esthétique de Mai 68.


Par un récit construit en courts paragraphes, Hélène Ling capture des instantanés, et forme une satire comique et profonde de ce Paris vitrifié, dans lequel les touristes du monde entier déambulent de plaque en plaque.


«PABLO PICASSO VÉCUT DANS CET IMMEUBLE DE 1936 À 1955 ; C’EST DANS CET ATELIER QU’IL PEIGNIT GUERNICA EN 1937. C’EST ICI ÉGALEMENT QUE BALZAC SITUE L’ACTION DE SA NOUVELLE LE CHEF D’ŒUVRE INCONNU.
… sous leur regard, les inscriptions se déchiffraient comme les peintures rupestres du sixième arrondissement, des pictogrammes gravés sur l’hôtel particulier, songea-t-elle, - mais depuis Balzac, le chef d’œuvre s’était fait largement connaître.»


L’écriture brillante d’Helene Ling peut désorienter, mais elle progresse dans les rues de la capitale avec la légèreté d’une bulle ; on peut facilement perdre sa trace (car elle entremêle souvenirs, fils narratifs et points de vue dans une même phrase) et pourtant cette bulle, qu’il ne faut surtout pas laisser éclater, répand une lumière irisée et nouvelle sur les lieux qu’elle traverse, loin de tout lieu commun.

MarianneL
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le 29 janv. 2014

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