Lignée et héritages en monde rural

Lilas rouge, Reinhard Kaiser-Mühlecker, Verdier, trad. Olivier Le Lay

Dans les années 40, un père et sa fille arrivent en carriole dans un village de la Haute-Autriche, fuyant on ne sait quoi -on le devinera ensuite- pour faire souche dans une ferme abandonnée qui leur a été destinée. Lui est un chef local du parti nazi. Elle tient un bouquet de lilas rouge dans les mains. Un autre fils est à la guerre. Le père l'attend. Le père fera de l'aubergiste sa nouvelle compagne, on mariera la fille, le fils qui se prénomme Ferdinand comme son père, travaillera, une fois la guerre finie, sur l'exploitation, forestière d'abord, puis céréalière, on y ajoute des bêtes à viande. On se débrouille bien. Le fils prend du galon et se sent en confiance, ce qui bouscule un peu le père, puis trouvera femme à son tour et aura trois enfants : Paul, Thomas, et Maria. Il doit choisir très tôt celui de ses fils qui lui succédera, l'autre ira à l'internat à la ville. Le plus heureux ne sera pas nécessairement celui auquel on songe.

Ce livre est la vie de cette famille, le récit d'une succession de générations, comme le cycle naturel et immémorial de la vie villageoise, avec ses secrets, ses non-dits, les visages qui se détournent quelque fois quand on va faire un tour au café, les vengeances d'après guerre, le poids de la culpabilité qui vicie le sang, l'histoire d'enfouissements qui surgissent comme un cri trop longtemps retenu, de prudences pour tenir les convoitises à distance, de la parole qu'on économise ou qui finit par s'éteindre, des fils qui ressemblent à leur père ou qui le fuient, et des chevaux remplacés par les tracteurs, les chars à bancs par les voitures à moteur, et la vie sédentaire par de lointains exils (ici, la Bolivie), désormais possibles, au moins géographiquement, car il est moins sûr que l'on puisse échapper à sa destinée.

Cet ample roman est une merveille qui rappellera un monde aux plus anciens d'entre nous et à tous ceux qui ont vécu à la campagne. Les travaux de champs, la succession des saisons, les ciels, les chevaux, la coupe du bois, l'agneau que l'on sacrifie à Pâques – ici un agneau aveugle-, les méfiances de voisinage, les fêtes de famille plus ou moins réussies, les querelles entre père et fils à propos de l'exploitation, les bals de village, tout est ici restitué avec une sensibilité, un effet de vérité et une tenue de langue, somptueuse, qui bouleversent.

Et la juste distance que tient l'auteur à l'égard de ses personnages leur donne à chacun une densité où palpite la vie ; on devrait dire qui charrie la vie tant celles-ci sont épaisses, sans transparence ni immédiateté, avec leur lot d'épreuves, de défis, de remords, de petits bonheurs ou de colères ; la vie des lourds héritages. Tout sauf les vies cellophanées qui sont désormais les nôtres : isolées, désarticulées, transparentes, où chacun croit avoir largué les amarres. Oui, dans ce livre, il y a une douzaine de vies, parfois éprouvantes ou même maudites, mais dont aucune n'est « larguée ». C'est le roman des lignées aux arrachements impossibles.

L'auteur, autrichien, est écrivain et paysan à la fois. C'est en tout cas un écrivain immense, déjà unanimement salué par la critique de langue allemande comme un classique. Un Thomas Mann de la ruralité. Merveilleusement traduit. J'en suis ressorti, en dépit des 700 pages que l'on dévore tant la langue est voluptueuse et saisissante, comme d'un songe sensible trop tôt interrompu.