« Imaginez une grosse araignée velue à la tête verte et dont les yeux sont des points brillants, s’affairant par un matin de rosée sur une extraordinaire toile, - et vous avez l’intrigue de Lord Jim. Son fil se déroule à partir de rien, elle est pleine de digressions qui ne mènent nulle part et de voies transversales qui repartent en arrière, puis recommencent et finissent à nouveau – parfois au bord du vide, parfois au centre même de l’intrigue. »
Telle est la réaction du journal Critic en 1901 à la parution de l’ouvrage.
Il y a en effet quelque chose dans Lord Jim qui résiste à l’explication, et qui demande à se fondre comme l’auteur dans la forêt des métaphores.
« "Qu’est-ce qui remue là ?" se demande-t-on. "Est-ce un monstre aveugle ou seulement un reflet perdu de l’univers ?" ». Dixit Conrad. Comme dans Au cœur des ténèbres (avec lequel il devait être publié avant qu’il ne prenne l’ampleur d’un roman à part entière...) Lord Jim possède une atmosphère envoûtante, sombre, située cette fois-ci dans la mer de Chine, du côté de la Malaisie, dans un Patusan imaginaire. Les courts chapitres – ce qui est lié à la publication en revue – s’enchaînent et croisent des niveaux de récits, avec des excursus et des suspens souvent réflexifs tandis qu'on se laisse emporter par la voix majeure de Marlow (le narrateur d’Au cœur des ténèbres) qui apparaît après un début intriguant où le procès de Jim prend place sans que l'on connaisse exactement l'origine de sa faute.
La puissance d’évocation de Conrad est incroyable, pas seulement celle des « hommes de la mer », qui tourne court suite à la mésaventure initiale du « héros ». La lecture vaut rien que pour ces captations intenses de cet espace exotique rendu sensible, à la fois lointain et proche, espace parfois fantasmatique mettant en question les hommes entre lesquels se cristallisent les tensions coloniales et pour lesquels la division entre barbare et civilisé se brouille. La fin d'un monde, lit-on sous l'histoire de Lord Jim.
Il y a, à mon sens, quelque chose de purement shakespearien dans ce traitement de l’atmosphère, dans la sublimation du fantastique, des passions, de la langue. Quelque chose de profondément subtil que l’on peut retrouver dans les adaptations de Shakespeare par Kurosawa. Quelque chose d’infiniment rare.
Et bien sûr il y a Lord Jim, Tuan Jim. Personnage romantique et romanesque, comme ne cesse de le marteler Conrad. Il y a quelque chose du Prince Mychkine de Dostoïevski dans ce caractère naïf, franc, enthousiaste, mais finalement faible, et pour son cas, attaché au tragique de l’existence. Mais alors qu’il devrait nous apparaître comme ridicule, décalé avec le monde, enfant bercé par les récits d’aventures se perdant dans la jungle de la réalité, il survit et impose son image, forgeant le temps d'un mirage sa destinée et son petit paradis romanesque.
Il aura finalement sa tragédie, couronnement de sa vision du monde, mais dans cette fantomachie ce sont les fantômes qui triomphent et non notre "héros" :
« Comment peut-on tuer la peur, je me le demande ? Comment peut-on traverser d’une balle un cœur de spectre, trancher sa gorge spectrale, le prendre à sa gorge de spectre ? »
C’est l’héroïsme prosaïque de l’impossible que tente Lord Jim, et sa ligne de fuite le porte loin, jusqu’à ce que s’installant, son destin fantasmagorique le rattrape.