Une jeune fille (noire) débarque un soir d'hiver au 1 Monarch Street, le texte d'une petite annonce à la main. Elle vient pour un travail. Junior fait la connaissance de Christine (également noire) et de sa future patronne, Heed (noire, toujours). On imagine un thème faulknérien, la dure condition des gens de couleur dans l'Amérique du milieu de XXe siècle. Sauf que nous sommes à la fin de ce même siècle. Voir au début du suivant. Et cette atmosphère de l'immense et étrange demeure nous semble électrique, pesante. On voit venir le panier de crabes, le mystère, le drame.
Ce livre est presque un huis-clos. Un homme (Bill Cosey) en occupe le centre. Il est merveilleux, beau, riche, bon et généreux. Il est aimé et respecté de tous. Autour de lui, gravite un cortège féminin, des femmes dévouées, attendries, attentives au moindre de ses désirs, amoureuses et qui se jalousent les unes les autres. Ce sont Heed, Christine, May, L. et Vida, qu'on apprend à connaître au fil des pages. Leur histoire, d'abord confuse (ou affreusement simple, banale), se dessine petit à petit, se complexifie aussi. On apprend que les « bons » ne sont pas aussi bons qu'ils en ont l'air, que les « méchants » ont peut-être été un peu vite stigmatisés. Sur un fond social dans lequel sont notamment évoqués Malcom X et les Black Panthers, le lecteur s'immerge dans la vie des protagonistes et de l'hôtel cossu dont Mr Cosey était le propriétaire.
Toni Morrison, en virtuose et à l'instar de Joyce Carol Oates, émaille son texte d'innombrables digressions, ouvre sans cesse des parenthèses, change de lieu et d'époque à tout instant promenant le lecteur dans la vie de ses personnages, l'amenant exactement là où elle le souhaite, de la manière et au moment précis où elle l'a décidé. Les pièces de puzzle se mettent en place les unes après les autres et la lumière se fait en temps et en heure, de révélations en révélations.
Un livre passionnant, une écriture que j'ai beaucoup appréciée : du grand art.