A la fin de Six Feet Under, une réplique du personnage de Nate achève la série : « You can't take a picture of this, it's already gone ». Andreï Tarkovski l’avait compris, lorsque la pratique du polaroid est venue parcourir la dernière partie de son œuvre ; il s’agissait d’expérimenter l’essence même de ce qu’il avait déjà invoqué tout au long de son cinéma : la fugacité. Plus précisément, Tarkovski s’employait à représenter les preuves de la manifestation divine, les images de la foi, les phénomènes qui s’échappent de l’espace et du temps, les arcanes de la spiritualité. Les photographies du réalisateur ne sont pas moins imbibées d’ésotérisme religieux que dans ses films, et transpirent de contemplation envers le monde sur lequel il a les yeux rivés en permanence.
Un certain nombre des images évoquent un environnement familier - on retrouve Dak, son chien-loup, qui apparaît à la fois comme son compagnon de tous les jours, et comme une créature sauvage que seul Dieu peut reconnaître parmi la densité de la nature. Il y a aussi sa maison, le terrain qui l’encadre. Des visions qui semblent émerger d’un continent oublié, à la fois proches de nous, très intimement matérialisées tel un écho nostalgique miroitant le passé, mais aussi éminemment lointaines, dépeignant des étendues sans limites aux paysages fantastiques. Le réalisateur est incapable de rester à la surface d’un phénomène, il lui faut en explorer le voisinage, les sources et les retentissements. En fin de compte, l’élargissement de son propos par la photographie instantanée se fait aussi dans le temps, à l’intérieur duquel il examine les traces, les héritages, et les répercussions mélancoliques d’une géologie biographique. Tarkovski prend acte, in memoriam, par la lumière, des scènes qui hantent sa vie et qui ne cesseront de lui inspirer des processions d’images hallucinées jusqu’à la fin de ses jours.