..et ce jour-là, toutes mes molécules ont été transmutées sans que j'en sois informé.
[Signalons pour commencer que le titre anglais de ce livre est When we cease to understand the world, autrement dit: soit Quand nous cessons de comprendre le monde, soit Quand nous cesserons de comprendre le monde. Son titre original, en castillan, est Un verdor terrible, difficile à traduire en français, puisque la verdor dont il est question ici peut être aussi bien la verdure que, pour un être humain, le fait d'être à l'apogée de sa maturité.]
C'est un drôle de livre. S'il raconte quelques histoires vraies réellement arrivées à des personnes authentiques et connues, il comble aussi certains vides de l'Histoire, en nous révélant ce que pensaient/croyaient lesdites personnes au moment où elles les pensèrent/crurent. Mais comment l'auteur Labatut peut-il savoir cela? D'autant plus qu'il nous raconte des choses profondément intimes, des choses qui se déroulaient au fin fond de la conscience de Shrödinger, de celle d'Einstein, de Heidelberg, de De Broglie, de Grothendiek.. Par quel mystère? Est-ce de la magie? Est-ce de la parascience? De la prétention?
Non. C'est tout simplement de la littérature à son niveau le plus pointu, à la frange de ce qu'Alan Moore appelle "la seule magie jamais vraiment inventée par l'humanité". Car peu importe que ce que nous raconte Labatut soit "vrai" ou non (ses arguments oscillent de l'anecdote invérifiable à l'irréfutable en passant par le témoignage historique ou biographique), que ce soit arrivé "comme ça" ou autrement, ce qui importe, c'est qu'il nous fait ressentir ce qui s'est passé, ce qui a frappé ces quelques individus géniaux comme la foudre, donc ce qui leur a permis, chacun à son tour, d'inventer, d'imaginer, d'élaborer, de créer les bases de la physique quantique à partir de leur peur/amour du vide précédent.
Quoi de plus normal que d'y parvenir en nous racontant une/des histoire(s) improbable(s) d'un point de vue impossible?
WWCTUTW/Lumières aveugles/Un verdor terrible est l'un des livres les plus intenses que j'aie jamais lus. Son écriture a saisi mon cortex au lasso et ne l'a plus lâché avant la dernière page, avant le dernier mot. Vous ne dormirez pas après l'avoir ouvert. (Soit dit en passant, j'ignore la qualité de la traduction française, donc je ne parle que de l'anglaise, effectuée par Adrian Nathan West). Enfin, vous cesserez de comprendre le monde; ou plus exactement, vous cesserez de comprendre le monde tel qu'on vous le présente quotidiennement, c'est-à-dire simplifié, mesuré, poli, manipulable, pas effrayant pour deux sous.. et vous comprendrez qu'il est infiniment, violemment, infiniment plus complexe, vaste, riche, passionnant, curieux, affolant, effrayant et beau que tout ce que vous aviez cru.
Et vous comprendrez qu'il faut continuer à chercher. Chercher toujours, partout, en tout. Parce que trouver, c'est pour les vivants, les près du sol, les arrivés, ceux qui croient que croire est nécessaire. Vous comprendrez que tout ça risque de vous rendre fou. Et que vous mourrez dans la solitude la plus totale. Mais ça n'aura aucune importance parce que l'avenir vous donnera raison.