Et ta soeur?
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Pierre éprouve un intense soulagement à la mort de son père : il faut dire que ce dernier était un alcoolique invétéré qui brutalisait sa femme, un noceur impénitent, athée de surcroit. Tout le contraire de ce jeune homme de 17 ans, sensible à l’extrême, pieux, réservé. Aux yeux de son fils, cette disparition est synonyme de délivrance, pour lui-même ainsi que pour sa mère Hélène, à laquelle il est très attaché ; il s’imagine pouvoir désormais couler des jours paisibles à ses côtés.
Mais voilà, c’est peu de dire que les choses ne se passent pas comme prévu : à l’occasion de l’enterrement du père honni, il apprend, horrifié, de la bouche même d’Hélène qu’elle est en fait pire que lui. La jeune femme – elle a à peine dépassé la trentaine, ayant eu son fils très jeune – a voué son existence aux plaisirs de la chair auxquels elle se livre sans aucune retenue : presque chaque soir, elle s’enivre et s’adonne à la débauche en compagnie de ses "amies". Non contente d’avoir ainsi révélé à son fils sa véritable nature et sa conduite scandaleuse, elle entreprend de le corrompre à son tour, le soumettant à une sorte de parcours initiatique. C’est ainsi que le jeune homme va comme par hasard en rangeant le bureau paternel tomber sur des photos obscènes qui vont échauffer ses sens et amorcer sa descente vers l’abime. Hélène lui présente alors certaines de ses amies qui entreprennent de déniaiser le jeune puceau. Pierre découvre ainsi la volupté mais également les tourments liés à la conscience de sa culpabilité et de son avilissement, au cours de parties fines auxquelles assiste sa mère et dans lesquelles tout est permis, surtout le plus abject. La fin du récit est assez trouble : si l’inceste plane de manière assez évidente sur les relations qu’entretiennent mère et fils, l’auteur maintient le doute sur la réalité d’une relation charnelle entre eux. Toujours est-il qu’ayant accompli son grand œuvre en pervertissant son fils qui l’a maintenant rejointe dans son monde de vices et peut désormais continuer à l’admirer et la chérir, Hélène se suicide.
Ma mère est un roman qui évoque sans aucun doute un univers particulièrement malsain mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’une œuvre pornographique. Il n’y a pas à proprement parler de descriptions crues des débauches auxquelles s’adonnent les personnages : tout est suggéré et non détaillé, l’accent étant mis sur les sentiments mêlés qui submergent les protagonistes : c’est que leur plaisir est intrinsèquement lié à un sentiment de souffrance, sans lequel il ne peut exister. Comme toujours chez Bataille, mort et volupté sont intimement liées : le tourbillon infernal de la lubricité a pour but d’arracher les personnages à la platitude de l’existence et de les faire pénétrer, fût-ce par la plus ignoble bassesse dans l’univers de l’ineffable, d’un absolu que quelque part, ironiquement, Bataille rapproche du divin ; mais une fois atteinte cette extase aussi absolue qu’éphémère, il n’est plus rien à attendre que la mort.
Publié en 1966, le roman est inachevé et comme souvent lorsqu’il s’agit d’une édition posthume, peut se poser la question de savoir s’il est judicieux de faire paraître un texte que son auteur n’estimait pas définitif. Le caractère inabouti de l’œuvre se remarque notamment dans le style : une ponctuation plus qu’approximative, pas mal de phrases alambiquées, à la limite parfois de la correction syntaxique. Plus préoccupant me semble être un manque de cohérence qui se ressent surtout dans les dernières pages du récit, ces dernières cadrant mal avec certaines informations contenues dans le corps du roman. Une explication serait peut-être qu’après avoir envisagé dans une première version de l’œuvre la consommation de l’inceste entre la mère et son fils, l’auteur se soit ravisé par la suite (dans une seconde version inachevée) non, comme on s’en doute, pour des raisons morales mais parce que l’inaccessibilité du corps de sa mère représente pour le héros qui la désire une blessure indissociable de sa recherche de la volupté. Cependant rien n’est sûr, la question n’ayant pas été définitivement tranchée par la critique historique. Reste qu'en dépit du caractère inachevé de l’œuvre, Ma mère reste un texte très fort, qui entraîne le lecteur dans une descente aux enfers où les contraires se rejoignent, amplifiant jusqu’au paroxysme les thèmes chers à Bataille. Il aurait à coup sûr été dommage, malgré ses lacunes, de laisser dormir ce brulot au fond d’un tiroir.
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Créée
le 13 déc. 2017
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