De tous les chouettes livres de Hubert Reeves, Malicorne est l'un de mes préférés. Il est vrai que Reeves s'attaque ici à un sujet passionnant, à savoir la question de la réalité objective du monde et notre étonnante capacité à la percevoir, et il le fait avec son élégance habituelle, en interrogeant non seulement la science mais aussi la poésie et la musique.
Reeves commence par s'interroger sur les mathématiques : "découvrent-elles" une réalité des nombres, pré-existante et attendant d'être révélée? Ou bien les mathématiciens "inventent-ils" le monde des nombres au fur et à mesure de leur théories et de leurs "jeux", créant véritablement du neuf? Il cite Pirsig (l'auteur de "Zen and the art of motocycle maintenance") qui se demandait si au temps des dinosaures, 2+2 était déjà égal à 4.
La réponse est bien difficile : la certitude pythagoricienne que les nombre pré-existent au monde a été battue en brèche par les maths non-euclidiennes et le grand crash final des mathématiques au début du siècle dernier. (qui plongea Bertrand Russell dans le désarroi ) Et pourtant... Pourquoi, demande Reeves, les théories abstraites des mathématiciens se mettent-elles soudain à coller à la réalité quantique avec un niveau d’exactitude absolument sidérant? Si les matheux inventent, pourquoi la réalité obéit-elle à leurs jeux? Why indeed...?
Reeves s'interroge alors sur l'origine de la logique humaine . Elle pourrait être de nature psychologique (Piaget et la construction de la pensée de l'enfant), psychanalytique (Winnicott et la bluffante notion d' "aire de jeu") , biologique (Darwin et l'existence dune forme de comptage chez les oiseaux et autres animaux). Pour montrer que notre capacité à saisir le monde vient des profondeurs de notre être corporel, il se tourne vers Levi-Strauss (et l’étonnante universalité des mythes) , mais aussi vers la génétique et la neurologie. La pensée comme propriété émergente de la matière peut-être.
Après l'exploration du bi-pôle "découvrir / inventer, Reeves nous emmène dans la passionnante tension entre le "hasard et la nécessité", définie par Democrite. On a longtemps cru que les choses étaient nécessaires nous dit Reeves, mais voilà que l'évolution darwinienne et plus récemment les théories du chaos remettent le hasard au premier plan. Ici notre cosmologue préféré retrouve ses chères galaxies et nous montre comment du chaos peut surgir des structures et comment l'extraordinaire phénomène de l'expansion de l'univers est peut-être le garant de la victoire de la vie sur l'entropie. J'ai toujours bien aimé cet optimisme chez cet auteur ! :-)
Le meilleur du livre est peut-être dans ces passages où Reeves révèle son amour de la poésie et de la musique. Il refuse au mode analytique de la science la capacité de tout saisir de l'univers et voit dans la créativité artistique un véritable interface entre nous et le monde.
"La mer crédule comme un liseron " René Char
Notre génial conteur finit son opus en s'attaquant à la sempiternelle question du conflit entre science et religion, conflit qui apparaît lorsqu'une discipline empiète sur le domaine de l'autre. Il critique notamment (à la suite de Stephen Jay Gould , j'imagine) le scientisme d'un Wilson, fondateur de la sociobiologie. Dieu n'est plus ce qu'il était, nous dit Reeves, il n'est plus la Vérité, car la science a changé cela, mais il est ailleurs, dans notre relation profonde au monde.
Mon seul souci avec ce livre est que Reeves assume que nous sommes familiers avec les auteurs. Si certains vous sont inconnus, il y a une bonne bibliographie à la fin!
Un très bel ouvrage, absolument prenant, où l'on sent toute la passion de Hubert Reeves pour son sujet et pour la poésie. Recommandé à 120% guys et guyzettes !