Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive...

Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu…


Fractionné en 155 chapitres, balançant entre nouvelle, poème en prose, tirade, lettre, portrait, article, chronique mondaine, pantomime, évocation historique, - plus anthropologique que social -, leçon de choses, impression fugitive, allégorie, Manette Salomon, comme un ciel encombré d’étoiles, déborde d’une constellation de détails insignifiants, inutiles mais auquel il ne faudra surtout pas essayer d’échapper. Chaque anecdote au sens survolé saura ressurgir le moment donné. Dans cette brève histoire de l’art pictural entre 1840 à 1860 où défile classicisme, néo-classicisme, romantisme, orientalisme, allégorisme, réalisme ; la rencontre des groupes de Marlotte et de Barbizon en route pour le symbolisme et l’impressionnisme (pour se limiter à ces tendances), le narratif laisse le descriptif l’envahir, le soliloque supplante le dialogue, le statisme supprime le conflit ou la tension littéraire, l’analyse recouvre le romanesque. Comme un chemin forestier, la trace se perd parfois un peu. Les portraits au brillant vernis pâlissent, se fanent et le repentir, le dessein, le rêve trop vite et pas assez profondément coloré, finit par sourdre des craquelures du temps.


C’est beau et parfois ennuyeux (ou irrégulièrement passionnant) comme une exposition de peinture et la vie de ceux qui y déambulent pour passer le temps et tout aussi déconcertant. Au détour du sujet, on se fera cueillir par quelques réflexions prémonitoires comme la description de la Bièvre, rivière poubelle, dans l’air de notre temps et qui de concert avec Huysmans (croquis parisiens, la Bièvre) semble convoquer un certain Céline (Voyage au bout de la nuit, description de Drancy). Pensez que Ronsard et ses copains de la Pléiade s’y baignaient : Suivons la sainte trace humide ; De ce guide ; Elançons nous comme lui ; Et lavons dans cette rive ; En l’eau vive ; Pour tout jamais notre ennui… On se délectera des notes et de la préface de Georges Crouzet chez Gallimard. On s’enthousiasmera à les compléter et à admirer de chaque peintre les œuvres au passage.
Pour parcourir ce faux plat de l’art pictural du XIXe siècle, Les Goncourt nous attachent à quatre figures symboliques du monde artistique. Quatre personnages : Anatole, auguste murgerien plus amoureux de la bohème que de l’art, Coriolis, le peintre créole, aristocrate, peut-être le seul artiste du groupe ; Garnotelle, le grand prix de Rome, le peintre officiel ; Chassagnol, l’assommant théoricien. Entourée mais seule, Manette évolue d’une Galatée éprise de son image à un objet d’admiration précipité par son créateur dans un rôle de maîtresse, de bourgeoise dévalorisée et de mère naufragée. Son Pygmalion confondra tragiquement le modèle et la femme. Pour avoir dévoré l’une, il sera dévoré par l’autre. De toute son inutilité, de toutes ses macérations ménagères, Manette distillera un personnage oppressant, défiguré par les habitudes ; un portrait de Dorian Gray révélé toujours trop tard.


De la quête de Coriolis, Marcel Duchamp dans sa lettre à Jean Crotti soulignera l’inutilité : Tout se passe au petit bonheur la chance – Les artistes qui, durant leur vie, ont su faire valoir leur camelotte sont d'excellents commis-voyageurs mais rien n'est garanti pour l'immortalité de leur œuvre – Et même la postérité est une belle salope qui escamote les uns, fait renaître les autres (Le Greco), quitte d'ailleurs à changer encore d'avis tous les 50 ans […]. Matisse donnera raison à Coriolis : Un peintre ne doit pas être un homme d’argent ; le culte de son art doit primer. Van Gogh ne donnera pas tort à Manette : Une raison de travailler c’est que les toiles valent de l’argent… Une raison de ne pas travailler, c’est que les toiles et les couleurs ne font que nous coûter des sous, en attendant. Mais Manette ne désire-t-elle pas plus que de l’argent ? Coriolis, le grand imitateur, après avoir copié l’orient de Decamps, le naturalisme d’un Rousseau, s’essaie à pomper le réalisme de Courbet. Plus loin en Normandie, il fera de la marine à la manière de Boudin. Il ne sera lui-même qu’une fois et il ne reconnaîtra pas son talent.


À travers l’atelier du père Langibout, les salons et leurs concours, quelques bistingots et gargotes où on mange son temps, le Louvre que l’on copie au risque d’y perdre son identité, les mansardes plus froides que la rue, les Goncourt nous offrent encore quelques personnalités hautes en couleur : le peintre cuisinier Bardoulat, Madame et Monsieur Crescent ; elle amusante schizophrène et végétarienne border line ; lui sortent de Thoreau épris de son Walden Barbizonnais. Et puis Manette d’apparence immuable et qui malgré toutes les caricatures et la stigmatisation des frères de plume à propos de sa condition de femme, de juive, de pauvre et de son manque d’instruction et de culture, ne perd rien de son aura mystérieusement attirante, comme un XIXe siècle délicieusement empoisonné.


Raciste, antisémite, misogyne, d’un parti pris et parfois d’une subjectivité confinant au cynisme, le roman Manette Salomon choque et émerveille par sa violente modernité. On récusera la (surjouée) misogynie des Goncourt arguant d’une puissance féminine submergeant le mépris vaniteux d’hommes bien minuscules. Madame Crescent, Manette dominent le récit, régissent, régentent un monde que leurs compagnons s’échinent à peindre sans jamais chercher à en comprendre la simplicité. Les vers de Baudelaire cités en titre, signent une époque peinte avec l’élégance d’un drapé dissimulant un corps sale. À propos de Manette Salomon, Flaubert qui s’amusait de la veste endossée par les Goncourt, veste longue comme un linceul, leur déclarait néanmoins : j’en suis ahuri, ébloui, bourré. Profitons de cette occasion de nous rapprocher du père d’Emma : bourrons-nous !


Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,
Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,
Je me pris à songer près de ce corps vendu
À la triste beauté dont mon désir se prive.


Je me représentai sa majesté native,
Son regard de vigueur et de grâces armé,
Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,
Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.


Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,
Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses
Déroulé le trésor des profondes caresses,


Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort
Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles!
Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.

Lissagaray
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le 20 oct. 2019

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