Combien sommes-nous, nous pauvres écrivains des dimanches pluvieux, à avoir rêvé devenir Martin Eden ?
Lui a réussi sa quête, son immense quête et sombre finalement dans le malheur. Je ne veux pas spoiler à qui que ce soit la fin de l'histoire. Mais elle seule donne toute sa puissance au roman.
J'ai du mal à choisir le nom "roman" pour qualifier ce texte, d'ailleurs, tant pour moi il est plus que ça, autrement que ça. London avait déclaré : "Martin Eden, c'est moi." Et leurs fins, a des années d'écart, sera la même. Troublante coïncidence. Fiction dictant la réalité. Le personnage a dominé son créateur.
Un Martin Eden sommeille en nous tous, amoureux de l'écrit et du style.
Un Martin Eden sommeille en moi, et c'est en lisant l'histoire que j'ai pris conscience de son importance, au plus profond de mon être.
"Vous n'imaginez pas le temps que me demande mon style", dit Martin à son amante, Ruth, en tête à tête. Mais ce temps, n'est-il pas le plus précieux que nous avons, en tant qu'êtres humains ?
Ce temps acharné que passe Martin, dans sa chambre miteuse et dans les odeurs mélangées de tabac et de graillon, ce temps qu'il ne voit pas s'échapper tant il est préoccupé, passionné, acharné dans son travail. Il veut devenir écrivain, vendre ses histoires qui, à ce moment, n'intéressent personne. Il n'a aucune chance, alors il la saisit au vol, comme on tue l'oiseau d'un jet de fronde. Une chance sur un million. Touché.
Le succès vient, et c'est là que tout s'effondre. L'amour, l'amitié, la passion. Un monde s'écroule, et Martin voit s'échapper en lui la vie furieuse qui l'a conduit à la réussite éblouissante. Il se vide, après avoir tant donné à l'existence. "J'avais déjà tout écrit" se ressasse-t-il sans fin, devant les hypocrisies de ses nouveaux admirateurs, qui ne seront jamais ses nouveaux amis.
Et les anciens amis ? Les vrais, les fidèles ? Il les perd aussi, par la force des choses, car son ascension dans le monde des idées les a laissé trop loin de lui, entre deux bagarres et amourettes des bals de campagne. Il ne sait plus aimer, Martin. Il ne sait même plus être aimé. Il ne cède pas à ce confort là, ça lui semble désormais trop vulgaire. A vrai dire, tout le dégoûte. A une femme qui lui déclare sa flamme, qui veut qu'il fasse de lui son épouse, il tend une liasse de dollars. Il est tombé si bas. Lui qui n'a jamais cherché autre chose que l'amour, le saint-amour, il n'a plus que de l'argent et de la gloire à en éclabousser les passants. Lui le "fol-amant de Dieu", qui a tant de fois frôlé la mort, gagé jusqu'à son costume et sa machine a écrire.
Lui qui a tant donné à l'existence, elle ne lui rend que du mépris et, pire, de l'hypocrisie infâme, qu'il hait par-dessus tout.
Suis-je prêt à sacrifier autant que Martin Eden pour la littérature ? Certainement pas.
Suis-je prêt à risquer ma vie pour divertir le public ? Certainement, oui.
On s'explose gratuitement pour la cause, comme le dit un certain rappeur québecois. Et si futile que vous semble cette cause, nous serons toujours quelques-uns à y trouver la gloire, même sans la réussite.
A tous ceux qui rêvent de publier ne serait-ce qu'un roman, une nouvelle, un poème, une pièce de théâtre. A tous les amoureux du style qui cherchent la gloire dans un océan de labeur.
Martin Eden est plus qu'un modèle pour nous, plus qu'une référence.
C'est une source d'inspiration sans fin.