Après les discours trop argumentatifs d'Euripide et le flop lyrique de Sénèque, ENFIN, oui, enfin je lis une tragédie de Médée qui soit, ce me semble, pleinement satisfaisante. Si on m'a parlé d'une parenté certaine avec Sénèque plus qu'avec Euripide, je ne suis pas réellement convaincue. Le Médée de Corneille, plus qu'une réécriture, est une tragédie qui donne toute son ampleur, toute sa finesse, tout son sel au mythe.
Tout d'abord, il y a enrichissement indéniable sur de nombreux plans : des personnages pourtant importants dans le mythe médéen se voient attribuer la parole (la pauvre Créüse, elle apparaît un peu moins inutile et sotte maintenant), ou un rôle plus flagrant (Egée, qui servait de décoration chez Euripide et qui était carrément occulté par Sénèque, a maintenant un véritable intérêt et donne un argument de plus à l'intrigue)... Les personnages prennent tous, dans l'ensemble, plus d'importance et surtout plus de texture. Ils acquièrent, en fait, une existence par Corneille, et ne sont plus de simples moyens. On a même l'introduction d'un nouveau personnage, Pollux, qui devient le messager tragique, celui qui tente de prévenir et qui (évidemment), échoue, celui qui voit le danger et le rend présent.
De plus, il y a à la fois plus d'action et plus d'explications, ce qui péchait chez les ancêtres. Plus d'explications tout d'abord, parce que pour ne rien vous cacher, on ne comprenait rien du tout du pourquoi du comment en lisant Sénèque. Là on comprend pourquoi Jason agit, pourquoi Médée agit etc. Les dialogues prennent une place primordiale et les propos ne sont plus, dans l'ensemble, rapportés, ce qui donne un peu de vie à tout cet ensemble parfaitement orchestré.
Plus d'action aussi, parce que le rythme est tenu, même si on peut trouver que la fin se fait un peu attendre - mais comme la tragédie cornélienne est plus développée que celle de ses inspirateurs, prenant le temps de placer chaque enjeu et de lui donner son potentiel, elle est nécessairement plus longue, donc on peut passer outre. Et on ne s'ennuie pas : s'il y a quelques longues répliques, la parole passe, les acteurs défilent, il se passe des choses et on ne se perd pas non plus trop dans le blabla rhétorique.
On pourrait reprocher une chose à Corneille : s'il donne une voix aux autres, il efface forcément un peu Médée elle-même. Ainsi, elle n'ouvre pas la pièce et n'apparaît qu'à la scène 4. Il n'y a plus que la rage de Médée, il y a aussi l'amour de Créüse, les dilemmes de Jason, la douleur d'Egée... Nérine (équivalent de la nourrice) et Créon conservent pour leur part à peu près le même rôle. Cependant je n'ai pas trouvé que c'était négatif : Médée est toujours au coeur du problème, et peut-être que je l'ai assez entendue baver pour ne pas regretter ses grands discours pathétiques. [Ndlr : je dois m'enfiler quatre Médée d'un coup pour mes cours, je ne suis pas masochiste au point de lire quatre fois le même mythe de mon plein gré, c'est pour ça que je tente de confronter les versions.]
Et Médée apparaît plus humaine, moins furibonde que chez Sénèque, moins larmoyante que chez Euripide. On sent l'amour qu'elle éprouve pour Jason, ses hésitations, l'horreur est gazée, c'est je trouve un juste milieu qui rend l'héroïne intéressante. D'ailleurs l'expression des sentiments dans son ensemble prend une grande part chez Corneille, ce qui permet, je l'ai dit, de comprendre, et de ressentir.
J'ajouterai enfin que Médée est une héroïne typiquement cornélienne, qui va perdre son humanité, devenir un monstre, bref la cible idéal pour l'écrivain qui fera de ce dépassement de l'homme le fil conducteur de son écriture. D'où sa maîtrise vraiment remarquable de la pièce, peut-être.
Je ne mets pourtant que 8 parce qu'au bout de trois Médée, ça devient un peu indigeste. Et que les alexandrins cornéliens, tout beaux soient-ils, sont assez complexes dans Médée et demandent relecture, souvent, ce qui n'a pas contribué à faciliter ma lecture.
Pour conclure : le mythe de Médée a enfin trouvé sa force, et il a fallu pour cela attendre le XVIIe siècle.