Cette Médée-là part mal, trop romaine peut-être : le chœur loue pesamment cette pusillanimité qui semble exclure le tragique comme l’eau l’huile, les références mythologiques et surtout géographiques sentent fort les démonstrations d’érudition gratuite, le goût des débats judiciaires et des sententiae gangrène une partie du texte, et d’une manière générale le début de la pièce fait ressortir ce que le stoïcisme, en tant que philosophie et que conduite, a de plus pauvre. Si la tragédie gagne de l’intérêt, c’est à mesure que Médée devient Médée : de plus en plus excessive, de plus en plus portée par le furor. Et encore retrouve-t-on là cette délectation malsaine face à la violence mise à mi-distance – ici Médée tue ses enfants sur scène, le second sous les yeux de Jason – qui est peut-être celle qu’éprouvait Rome aux jeux du cirque.
Au début de la pièce, Médée, aussi puissante soit-elle, est au fond une criminelle en cavale, avec une logique de mafieuse : « Quand quelqu’un commet un crime pour toi | Tu dois l’innocenter » (scène 5). Mais, des formules à double sens de la tirade initiale (« Ma vengeance est déjà là | Ma vengeance est déjà née | J’ai des enfants » : scène 1, mais ça pourrait être don Diègue dans le Cid) aux desseins de vengeance de plus en en plus abominables, puis à la malveillance assumée (« C’est maintenant que je suis Médée | Mon génie a grandi dans le mal », scène 10) et jusqu’au sacrilège suprême, « ce meurtre impossible | Ce crime de nuit » (scène 10), elle se construit. C’est le seul personnage de la pièce dans ce cas : Créuse est hors-scène, les enfants, le messager et la nourrice ne sont que des emplois, Jason et Créon apparaissent et parlent trop peu pour acquérir une identité.
Il n’y aurait donc rien d’absurde à ne lire de la Médée de Sénèque que le texte de l’héroïne, en choisissant une traduction qui s’y prête. (Celle de Florence Dupont gagne en fluidité et en poésie ce qu’elle perd probablement en fidélité par rapport à d’autres qui sont plus marquées par la tradition universitaire du travail méthodique.) Et au jeu des comparaisons, ma Médée antique préférée reste celle d’Euripide.