À vrai dire, le monde n’est pas pour moi autre chose que ce qui existe et vaut pour ma conscience dans un pareil cogito. Tout son sens universel et particulier, toute sa validité existentielle, il les tire exclusivement de telles cogitationes. En elles s’écoule toute ma vie intra-mondaine, donc aussi les recherches et les démarches ayant trait à ma vie scientifique. Je ne puis vivre, expérimenter, penser ; je ne puis agir et porter des jugements de valeur dans un monde autre que celui qui trouve en moi et tire de moi-même son sens et sa validité.
Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, "8. L'« ego cogito » comme subjectivité transcendantate."
Une lecture édifiante et agréable ; Husserl donne cette impression de penser en communion avec lui, la façon dont il nous amène à réfléchir en même temps que lui, progressivement, au fil de la lecture. J’ai rarement vu ça. Le seul autre livre qui m’a donné ce sentiment d’être « en phase » avec le déroulé du texte, c’est du côté de chez Descartes justement.
Husserl nous invite à suspendre toute prétention sur le monde, à traverser l’épochè et à prendre le monde pour ce qu’il est dans notre vécu : un flux continu d’apparitions que notre esprit synthétise et sur lequel il projette du sens dans un processus top-down (pour reprendre la terminologie des sciences cognitives). Le vécu est toujours une attente : lorsqu’une pomme se donne dans ma conscience, je la vois sous un certain angle, mais j’anticipe aussi ce que peuvent être les autres angles. C’est cette faculté d’anticipation, fondée sur toutes les expériences possibles d’un même objet — dans le cas d'une pomme pomme : voir les autres faces, découvrir de la pourriture, des larves, un croc, bref, toutes les possibilités qui peuvent suivre la confrontation d’un certain objet sous un certain angle — qui permet à notre vie interne d’être un flux continu et ininterrompu. C’est parce qu’on a des attentes, qui anticipent divers états possibles d’un objet, qu’on peut voir ces attentes confirmées et vivre cet objet dans une certaine continuité. Sans cela, l’expérience ne serait qu’une succession d’apparitions discrètes, sans doute, sans unité nécessaire.
La réflexion sur l’Eidos, qui est en quelque sorte le fondement de toute possibilité, m’interpelle beaucoup. Le fait que les possibilités soient fondées est une nécessité — puisqu’il serait possible que rien ne soit possible, sinon, ce qui est immédiatement contradictoire, car la possibilité de l’impossibilité est une possibilité. Il faut en déduire que l’Eidos est une évidence apodictique. Mais il me semble que cette évidence doit être non seulement phénoménologique, car elle constitue la base de toutes les possibilités intentionnelles que l’esprit peut anticiper, mais aussi être d’une portée métaphysique, puisqu'en cessant l'épochè, cette certitude n'est pas moins vraie : et s'il existe un monde objectif, il doit lui aussi répondre de cette nécessité première fondant toutes les possibilités (l'unique démonstration possible de l'existence de Dieu, chez Kant).