Intéressant contrepoint aux Mémoires d'outre-tombe.
Tome 1
Adéle de Boigne a rédigé pour ses neveux des mémoires qui rassemblent ses souvenirs les plus marquants de la vie mondaine, de la Révolution, pendant laquelle elle avait une douzaine d'années, à la révolution de 1848. Noble issue de la famille des Dillon, enrichie aux Antilles (c'est encore le nom d'une marque de rhum, d'ailleurs), elle raconte la grande histoire à travers les petites anecdotes qu'elle en a récoltées.
Le style est beau, sans atteindre celui de Chateaubriand. On comprend qu'il ait inspiré Proust, du fait de l'attention de Mme de Boigne aux usages du monde et à la manière dont chacun se les réapproprie. L'auteure essaie d'être la plus impartiale possible, et ne se cache pas d'avoir des prévenances ou des incompatibilités avec telle ou telle personne. Elle qualifie humblement ses mémoires, il est vrai un peu flottant au niveau chronologique, de "barbouillages" ou de "macédoine".
L'édition "Le temps retrouvé" du Mercure de France présente un utile index à la fin, même si la quantité de personnalités évoquées défie le fichage.
On trouve un certain nombre de potins qui montrent bien l'aspect complétement coupé de la réalité de la cour versaillaise. De la Révolution et des débuts de l'Empire, on ne sait rien, puisque Mme de Boigne était alors en exil à Londres. Elle rapporte surtout des traits sur le déclassement et la perte des valeurs des nobles exilés. Elle fait un mariage malheureux pour sauver sa famille, qui lui en sait peu gré, de la misère, et vit une vie séparée de celle de son mari, un parvenu enrichi aux Indes.
Avec le décret autorisant le rappel des exilés, elle fait partie de l'opposition feutrée à Napoléon, mais ne cache pas une forme de fascination pour l'homme. Elle dépeint vivement l'entourage de Mme de Staël, de l'adorable Mme Récamier, du très imbu de lui-même et très drôle Chateaubriand, du sanguin Pozzo di Borgi, l'ennemi juré de Napoléon. De l'autoritarisme montant, et de la perte de crédibilité de tous les bulletins impériaux. Enfin, de l'angoisse et de l'ambiance de siège qui pousse sa famille à se retrancher dans sa maison en 1814, lorsque les Alliés entrent dans Paris (beaucoup de petits détails pris sur le vif).
Avec le retour des Bourbons, les mémoires s'étoffent sérieusement. Son père est nommé en ambassade à Turin. L'auteure n'a pas de mots assez durs pour le ridicule roi de Piémont-Sardaigne, plus conservateur qu'il n'est imaginable, et pour le néant de la vie mondaine en Italie du Nord. Elle accorde un large développement, difficile à suivre, aux Cents Jours, et à l'orientation de chacun. Elle revient en détail sur l'humiliation française voulue par Wellington. Son père est envoyé en ambassade à Londres, pour négocier plusieurs années durant une accélération du retrait des forces étrangères de France. Suit une galerie de portraîts sur la cour, en France et en Angleterre, à la Restauration. Le premier tome se clôt sur la fin du ministère de Decazes.