Mes Indépendances est une compilation de chroniques journalistiques, publiés pour l'essentiel en Algérie entre 2010 et 2016. Kamel Daoud y exprime ses pensées, ses combats et ses indignations. De nombreuses personnes m'avaient conseillé cette lecture et m'avaient chanté les louanges de ce brillant intellectuel, et il l'est, qu'est cet Algérien qui s'échine à chaque page écrite compulsivement à penser contre le sens commun. Globalement, le livre n'est pas décevant car chaque tribulation du chroniqueur est riche en philosophie, en culture littéraire (on y découvre sa passion pour Albert Camus) et en liberté. Cependant, il est parfois redondant de par la forme choisie par le livre et laisse également une sensation à la fois d'inachevé, d'un certain conformisme dans la critique et finalement d'une certaine intransigeance, légèrement effrayante mais excusable. Il convient d'abord d'évoquer à grand trait la pensée de cet intellectuel algérien.
L'Algérie Le chroniqueur aime son pays, et comment en le lisant ne pas l'aimer ? Derrière ces pages sévères se cache un amour immodéré d'un homme pour son pays. Il la désire affranchie du complexe du conflit franco-algérien, il la désire porteuse de sa propre langue, il la désire émancipée de l'arabité pour assumer toute son histoire comme la sienne et non comme une colonisation (Algérie française, espagnole, juive, amazigh, ottomane), il la désire être ce brûlant et brillant syncrétisme de cultures riches, il la désire sortie d'un modèle économique socialiste à la venezuelienne fondé sur le pétrole, l'absence d'investissements, d'idées, trop fermée et trop assistée. Il désire une Algérie qui reprend dans la mer sa sensualité et son art. Il désire une Algérie libre, conquérante et brillante, débarrassée de ses tares, de ses dictateurs softs et de l'étrange tyrannie où elle est tombée. Il la désire exorcisée de son fantôme : la guerre civile de 1990. Il la désire vouée aux jeunes, et non à des vieux qui la maintiennent immobile. Il la désire féministe. Il la désire vivante la nuit. Il la désire peut-être un peu France, surtout démocrate et citoyenne. Kamel Daoud nous fait aimer son Algérie, cette Nation jeune et pleine de promesses.
La politique. Le chroniqueur rejette très fermement les dictatures arabes qu'il condamne avec la plus grande des fermetés. Il ne les considère pas comme un moindre mal face aux islamismes, et il attribue à ces régimes la paternité du radicalisme religieux. Ces régimes auraient favorisé l'endormissement de la masse populaire, massacreraient régulièrement sa foule, maintiendraient son pouvoir par la famille, le clan et la caste. Ceux qu'il appelle les quarante voleurs seraient les fossoyeurs du Moyen-Orient et du Maghreb, et il voue une haine toute particulière et justifiée à Bachar Al-Assad. Dans le même temps, il pointe l'escroquerie de l'islamisme, minorité agissante sur une foule d'endormis et d'incultes, fascisme en puissance, insoluble dans la démocratie, financé et inspiré par l'Arabie Saoudite, ce "Daech qui a réussi" et en tire des problèmes passionnants. La démocratie est-elle possible ? N'est-elle pas vouée à l'échec ? Que doit-on mettre à sa place ? Les dictatures ? Dictature ou islamisme ? Kamel Daoud souhaite une troisième voie, une voie éclairée et lumineuse portée par les esprits brillants de ces régions. Il regarde avec admiration les révolutionnaires tunisiens et même égyptiens, il critique les crispations stupides autour du conflit israelo-palestinien et il finit par souhaiter l'éducation humaniste des arabes.
Le corps et la femme. Kamel Daoud pourrait presque être considéré comme un épicurien matérialiste et nietzschéen. Cependant, il n'est sans doute pas athée. Qu'importe, dit-il, il est laïc fervent, et ce dans l'intérêt du politique et du religieux. Le corps ne doit plus être un fardeau comme le préconisent l'Islam et les autres monothéismes, il doit réincarner la seule assise de la vie, redevenir un pan de cette esthétique romaine et sensuelle, et doit porter le fanal du combat contre la religion fascisante et les frustrés, qui portent leurs corps sur leur dos, complexés de ne pas être mort ou de trop vivre. Kamel Daoud jauge les sociétés selon la façon dont elles traitent les femmes, prend pour exemple la Roumanie ou le Vietnam, des anciens pays socialistes qui ne méprisent pas la femme. Kamel Daoud a une vision de liberté, dont on ne sait d'où elle vient réellement : de l'Occident ? D'une certaine culture du Moyen-Orient ? Il est compliqué de le savoir avec exactitude.
Bref, et il est facile de le voir, Kamel Daoud est un brillant intellectuel et ses chroniques sont très agréables à lire, par ce style érudit et savant. Cependant, son intransigeance inquiète et l'on a du mal à cerner la part de bonne et de mauvaise foi dans ses propos. Si la politique algérienne n'est pas bonne, critiquer systématiquement la fainéantise de ses concitoyens et la politique d'aide sociale (que la Roumanie regrette d'ailleurs) est-elle une bonne solution ? Kamel Daoud regrette d'être insulté de harki, de traître et de vendu, ce qu'il n'est pas, mais sa sévérité de chroniqueur laisse à penser qu'il haït son pays, ce qui est également tout aussi faux. Il semble être d'une grande exigence envers les autres, sous prétexte que lui même est un homme brillant et savant. Son style, bien qu'agréable, est parfois à la frontière sinon du pompeux du moins de l'emphase, et peut être lourd, surtout quand il recouvre des tribulations littéraires et poétiques d'une relative faiblesse et vacuité. Comment peut-on cependant lui reprocher ces infimes défauts, quand l'Homme défend avec une telle vigueur l'indépendance, la Femme et la Beauté ? Il ressuscite cette Algérie sensuelle, romaine, ottomane et européenne, que chacun désire au fond de lui revoir vivre. Un grand homme pour un futur grand pays.