Un roman intelligent qui tire sa source d'un énorme classique de la littérature : l'Étranger, d'Albert Camus.
Kamel Daoud décide de nous raconter l'histoire d'un homme, et plus largement d'une famille complètement ignorée dans le roman de Camus : celle du jeune arabe (nommé Moussa dans le roman de Daoud) tué par Meursault un jour de désœuvrement.
En effet, si le meurtre occupe une place importante dans l'Étranger, le nom de sa victime est passé sous silence, et sa famille également. Daoud note même, non sans malice, que Moussa est mentionné à 25 reprises sous le nom de "l'arabe", mais que son identité, elle, reste inconnue.
On pourrait alors s'attendre à un roman à charge, surtout compte-tenu du titre, mais ce n'est pas exactement le cas. Ce que dépeint Kamel Daoud, c'est plutôt la manière dont le deuil est vécu par la famille de Moussa, et comment son jeune frère, va devoir se bâtir une identité dans l'ombre de ce frère écrasant d'absence, et de cette mère avide de justice / vengeance.
Le narrateur de ce roman, c'est donc le jeune frère de Moussa, Haroun. Et c'est à travers ses souvenirs de vieillard que les faits vont nous être rapportés. On assiste donc dans un premier temps, à un récit en négatif du roman de Camus, cette fois du côté de la population autochtone, et avec le point de vue de la famille du défunt. On assiste à la manière dont ils sont dépossédés du deuil, comment ils essayent à leur niveau d 'apprendre ce qui s'est réellement passé ce jour là.
Mais dans son petit jeu avec l'ouvrage de Camus, Kamel Daoud ne s'arrête pas là. Il imagine un épilogue inattendu pour le personnage de Meursault qui, dans l'histoire que l'on nous raconte, est certes condamné, mais finit par être gracié, rentre en France, et écrit un roman, l'Autre, qui n'est autre que le roman que nous connaissons sous le titre de l'Étranger !
À partir de là, les cartes sont définitivement brouillées, et Daoud en joue. La relecture du récit de Camus s'accompagne alors d'une quasi psychanalyse de l'Algérie contemporaine et de sa naissance, de la colonisation française et des rapports compliqués que les deux pays entretiennent encore aujourd'hui, le tout vu à travers les yeux d'Haroun, le frère de "l'Autre".
Mais Haroun, on s'en rend compte au fil des pages, apparaît finalement comme un double du Meursault de Camus. Écrasé par la personne de sa mère, mais aussi par la figure absente de son frère, il est tout aussi désœuvré et en quête de personnalité que son ancêtre littéraire et connaît un parcours finalement assez semblable à ce dernier, au point de lui emprunter son ultime réplique et de la faire sienne.
Un roman malin donc qui, tout en jouant sur les liens qui le lient au roman de Camus, pointe du doigt les non-dits que enveniment encore aujourd'hui les rapports France-Algérie, interroge également la société algérienne moderne et sonne également comme une sorte de texte d'exorcisation des fantômes du passé.