Foucault
6.7
Foucault

livre de Paul Veyne ()

Au cimetière des théories mortes...

J'avais essayé de lire 20 pages de L'histoire de la folie à l'âge classique, et cela m'avait intéressé, mais j'étais tombé dans une phase de déprime excluant une lecture sérieuse, aussi suis-je resté sur mon préjugé que Foucault était un de ces intellectuels théoriciens en vogue dans les salons parisiens, que l'on cite aujourd'hui seulement si l'on veut mettre son adversaire en difficulté vu que personne ne le lit plus, tout au plus une revue de lettres ou de philosophie fera-t-elle un numéro spécial dessus tous les deux ou trois ans.


Paul Veyne, quand il était jeune normalien marxiste dans les années 1950, suivit les cours de Foucault, alors caïman à l'ENS Ulm, et ce personnage resta une sorte de mentor jusqu'à sa mort du Sida en 1984 (Foucault était homosexuel). Veyne suivit les cours du maître lorsqu'il fut nommé au Collège de France, et livre ici un exposé clair et vivant, quoique peut-être moins fouillé ou académique qu'on ne pourrait l'espérer, sur la pensée foucaldienne (qu'est-ce que ça fait classe), mais aussi, tout au long du livre, mais surtout dans les derniers chapitres, sur l'homme, le philosophe-samouraï (Veyne pensait au départ intituler son livre Le samouraï et le poisson rouge).


1 - Tout est singulier dans l'histoire universelle : le "discours".


Le discours chez Foucault, c'est le plus haut degré de singularité historique d'une chose, qui invalide les idées générales. Par exemple on parle de sexualité à différentes époques, mais il faudrait parler des "plaisirs" antiques, de la "chair" médiévale, de la "sexualité" des modernes. La perception d'un même objet varie selon les époques. Il faut donc non pas se méfier, mais refuser les universaux. Chaque discours engendre des "dispositifs" (paroles, savoirs, normes, lois, pratiques, etc...). Veyne compare les conceptions de notre époque à un bocal qui déforme notre perception d'une réalité dont l'objectivité reste hors d'atteinte. Le mieux que nous puissions faire, c'est changer de bocal, comme lorsqu'on commença à considérer les cadavres comme des objets d'étude pour la médecine. On peut parler d'"une espèce de positivisme herméneutique". Au fond, on parle de phénoménologie, et ce n'est pas un hasard s'il faudra se confronter plus loin à Husserl et Heidegger. Le discours est un énoncé caché, inconscient (sinon il serait facilement dépassé et remis en cause). Ce n'est pas un Zeitgeist au sens de Spengler, il a une dimension matérielle. C'est un principe de singularité qui fait de l'histoire une série de ruptures avec les discours antérieurs.


2 - Il n'est d'a priori qu'historique.
Le Surveiller et punir de Foucault a été très mal accueilli par les historiens de l'époque, tirés vers la sociologie, et leurs prises de bec ont été viriles. Il fustigeait la superstition de l'explication causale ou du sociologique. Lui cherche à pousser au plus loin la différenciation entre événements qui semblent similaires. Ex. de l'observation microscopique, curiosité au XVIIIe, moyen expérimental au XIXe, car avant on n'imaginait pas la possibilité de l'existence d'être microscopiques. Dimension métaphysique de l'homme, comme une voiture qui avance dans la nuit et ne voit que ce qu'il y a dans les phares : un a-priori historique. Il faut se garder de 3 erreurs : 1 - confondre discours et idéologie. L'idéologie est une création consciente, cynique. 2 - confondre discours et infrastructure au sens marxiste : le discours est une notion en négatif. 3 - Penser que le discours ôte toute possibilité d'interpréter l'Histoire, à la lumière d'un scepticisme dogmatique. Enfin, il faut s'interroger sur les rapports de 3 vocables : savoir, pouvoir et vérité. Savoir et pouvoir ne sont pas aussi indépendants qu'il y paraît. La notion de vérité est relative (voir l'ordalie, censée prouver la véracité d'un fait, au Moyen Âge). Il n'y a pas de vérité transcendante : elle a une origine empirique et contextuelle. Le discours est à rapprocher de l'idéal-type de Weber.


3 - Le scepticisme de Foucault.
Il faut critiquer la connaissance acquise, institutionnalisée, mais on ne peut nier certaines vérités empiriques. Il faut prendre critique au sens de Kant (délimitation) et au sens politique (remise en cause). Refus de toute vérité universelle ou intemporelle. Heidegger se demandait quel était le fond de la vérité, Wittgenstein ce que l'on disait lorsque l'on disait vrai, Foucault "d'où vient que la vérité soit si peu vraie ?". Il n'y a pas de sens de l'Histoire. Fit scandale lorsqu'il dit qu'il fallait effacer l'homme et n'en plus parler. Foucault n'était pourtant pas misanthrope, il aimait défier l'erreur et la sottise. Ses livres ne sont pas communicatifs ou chaleureux, ils sont écrits au sabre. Ce scepticisme n'est pas dogmatique ou systématique. "Paix aux petits faits, guerre aux généralités". Comme Pyrrhon. Une vache voit des brins d'herbe, pas l'idée d'herbe. Nous, nous interprétons toujours les choses, à notre insu souvent. L'histoire est un chaos, sans dialectique pour la guider.


4 - L'archéologie.
L'économie, la société, toutes ces idées générales interagissent les une sur les autres. Le laurier d'un jardinier de l'Antiquité n'était pas le même que celui du mythe de Daphné qu'il écoutait le soir, ou que celui d'un botaniste : ce sont des objectivations différentes. Nos discours sont dérisoires face au vide de la réalité. [J'ai eu beaucoup de mal à saisir ce qui faisait l'unité de ce chapitre]


5 - Universalisme, universaux, épigénèse : les débuts du christianisme.
Veyne prend l'exemple des débuts du christianisme pour montrer que la prétendue vocation universelle du christianisme n'est qu'une construction qui n'avait rien d'inévitable, qui n'était pas porté par le vent de la Raison historique. Jésus, prêchant le salut, s'adressait aux seuls Juifs, contre les institutions religieuses de son temps, mais non à toute l'Humanité. Mais quand des païens demandèrent à être baptisés, il y eut des débats, puis l'ouverture l'emporta, vite remplacé par le prosélytisme, qui n'avait cependant rien d'inévitable. Et voici ma citation préférée :



Parler des "racines chrétiennes de l'Europe n'est pas une erreur, mais un non-sens : rien n'est préformé dans l'histoire. L'Europe a tout au plus un patrimoine chrétien, elle habite une vieille maison où l'on voit aux murs de vieux tableaux religieux



6 - Malgré Heidegger, l'homme est un animal intelligent.
Heidegger voyait en l'homme le berger de l'Être, avec son inimitable ton messianique. Conscient du sentiment des discontinuités au même titre que Foucault, Heiddeger voyait dans le moteur de l'Histoire les Ereignisse. L'homme, facile à divertir (au sens pascalien), oublie facilement son Dasein (son âme, son rapport à l'Être). A la différence des animaux, la Vérité peut advenir en lui. Un sublime roman métaphysique, dont le prix à payer est un fatalisme. Malheureusement, c'est confondre l'origine et l'essence. Foucault considère l'Homme comme "un vivant qui est voué à errer et à se tromper" sans fin. Heidegger aussi, mais pas du tout dans le même sens : pour lui, l'Homme passe presque toujours à côté de l'Absolu. Chez Foucault, au contraire, les idées générales nous enchaînent. Il faut ouvrir les yeux dessus pour les faire disparaître.


7 - Sciences physiques et humaines : le programme de Foucault.
Pourquoi les sciences "dures" arrivent à des vérités et pas les scienes humaines ? Pour J.-C. Passeron, il faut élaborer des "semi-noms propres". Des mots comme césaropapisme, féodalité, sont des sortes de noms propres de réalités qu'il est très difficile d'expliquer à quelqu'un qui ne les a pas vécues de l'intérieur, de même que donner le nom d'un individu ne signifiera rien pour une personne qui ne le connaît pas, et beaucoup pour celui qui le connaît. Une description ne pourrait jamais être complète. Il faut arriver à en densifier la définition pour qu'elle inclut les pluralités sans tomber dans les artefacts essentialistes comme la race, le génie national...Les sciences exactes ont la chance d'étudier des réalités répétitives grâce à la quantification, aux séries. Cela permet de manier la réalité, sans l'expliquer, comme une voiture que l'on utilise sans savoir ce qui se passe sous le capot. Elles-mêmes sont issues d'un "dispositif". Husserl voulait enraciner la science dans un Moi transcendental, ultime tentative de réattribuer une transcendance à la vérité, mais ne fait que sacraliser une perpétuation institutionnelle, universitaire. Toute doctrine, y compris celle de Foucault, s'inscrit das un contexte. Et l'on commence à parler de Nieztsche, le liquidateur de la tradition platonicienne. Les livres Foucault sont des boîtes à outils, pas des sources de savoir. Il s'agit de dissiper quatre illusions : l'adéquation, l'universel, le rationnel et le transcendantal. Sa pensée n'est pas à l'abri sur un roc au milieu d'un fleuve, elle sera à son tour emportée. L'historien ne peut faire que de la généalogie à partir de son propre "discours". La mort de Dieu est un tournant tragique. Restent les institutions universitaires pour former l'homme comme sujet. La généalogie de la science est une "genèse réciproque du sujet de la science et de l'objet de la connaissance, dont le dispositif est l'interface. Le savant fait la science, qui le lui rend bien".


8 - Une histoire sociologique des vérités : savoir, pouvoir, dispositif.
La concatenatio causarum, qui constitue le discours historique en fait un a-priori. Il faut faire une critique empirique du dire-vrai. Le "pouvoir" n'est pas un léviathan, mais la trame de millions de petits pouvoirs organisés en réseau capillaire. On peut modifier les relations de pouvoir, mais il est difficile de s'affranchir du discours de l'époque : le christianisme antique ne militait pas contre l'esclavage. C'est cependant un test pour notre liberté, que Foucault ne nie pas. Le discours commande, réprime, organise. Par liberté, Foucault entend que face à une même situation, des individus réagissent de manière différente. L'individualité ne peut être anéantie, même dans un état d'obéissance (Nietzsche). On a accusé à tort Foucault d'être déterministe, ou d'être un négateur du sujet humain. On en a fait aussi un structuraliste. Cette pensée avait quelque chose en commun avec la sienne : l'affirmation d'un tier entre la souveraineté du sujet et les choses, et surtout c'était un bon refuge contre le marxisme et de la phénoménologie, triomphants à l'époque. Itinéraire d'un étudiant lisant Troubetskoï, André Martinet, Wölfflin (un foucaldien en histoire de l'art ?). Mais Foucault, lui, croit au sujet qu'est l'homme, il parle de subjectivation : le sujet est modelé par le discours. Ce qui le rend libre, c'est l'esthétisation, une transformation de soi par soi, à rapprocher de l'ethos nietzschéen. Pas au sens de l'ethos de Weber, qui y inclut les subjectivations subies. Il faut faire une critique généalogique de ces phénomènes. La dernière partie, consacré à Husserl, me dépasse complétement.


9 -Foucault corrompt-il la jeunesse ? désespère-t-il Billancourt ?
La fin des vérités transcendante corrompt-elle la jeunesse ? Un sceptique est comme un électeur qui se demande pour qui il va voter au second tour. Le scepticisme ne peut nous suivre dans la vie quotidienne (Hume). L'Humanité ne peut se passer de leurres. Foucault assista à Tunis en 1968 à une contestation étudiante vivement réprimée. Il respectait cet engagement : rationaliser un engagement politique est un leurre : décisionnisme individuel ("N'utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité"). Ses révoltes, nombreuses, étaient des coups de coeur. La philosophie, elle, doit être "une critique permanente de notre être historique". Mais il n'avait rien de soixante-huitard. Il s'opposait tacitement à Aron sur la position du savant. Il enseignait comme le conseiller qui fournit au prince les éléments pour décider. Mais il est dur d'échapper à la "volonté de vérité". Il y a volontarisme faute de mieux. Foucault lui-même aimait les marginaux, appréciait l'oeuvre de Genet.


10 - Foucault et la politique.
Foucault avait un goût pour les idées à contre-courant. Son Histoire de la sexualité se base sur l'idée que le sexe est plus une obsession culturelle que l'objet d'une répression à l'époque fustigée). Il avait de plus un préjugé favorable pour toute révolte, ce qui l'a fait soutenir Khomeyni en 1979 (il l'a rencontré à Neauphle-le-Château). Etant sceptique, il crée un dédoublement qui dépersonnalise sa vie intérieure, tentative de devenir pur esprit. Foucault fut rapidement marxiste après la Libération, puis s'en détacha. Vers 1953, sa lecture de Nietzsche, contestataire de la vérité adéquate, fut un tournant. Il devint célèbre grâce à ses livres, avec un pied dans l'Université, un dans les journaux (Libé) et un dans l'édition, voire quelques acteurs politiques. De professeur, il se fit écrivain pour "n'avoir plus de visage" en une "modification lente et ardue par souci constant de la vérité".


11 - Portrait du samouraï.
Des anecdotes personnelles de Veyne sur Foucault. La droite ne l'aimait pas. Son refus d'un dîner avec Giscard. Sa volonté d'accueillir toutes les bizarreries humaines sans moquerie. Son homosexualité, qu'il mit du temps à assumer. Un trip au LSD en Californie qui faillit mal se terminer. Anecdote sur sa mort : le jour même, Veyne a une hallucination en voyant une voiture le dépasser, avec dedans Foucault qui se retourne pour le regarder. Peu de goût pour la musique, beaucoup pour la peinture. Le livre se termine sur une bien cryptique citation de Dante.


On retrouve le style inimitable et spontané de Paul Veyne, cet enfant terrible de l'université française, avec ses "Mais j'y pense, on pourrait le rapprocher de...", ses "Je sais qu'on m'objectera que.... mais..." et même un "La tête me tourne, il faut faire halte un instant" (p. 111), ou un "Un peu dépassé par ces hautes pensées, je vais, faute de mieux les exposer en langage familier et tenter discrètement de faire mieux en note" (p. 131). "Je n'ai pas le coeur de m'étendre sur la suite" (p. 214).


Bon, il y a quand même quelques passages qui sonnent un peu comme une caricature d'ouvrage philosophique obscure :



P. 197 : L'ontologie différentielle de nous-mêmes est une exégèse
historique de nos limites qui rend possible leur franchissement



A défaut de donner un accès facile à l'oeuvre de Foucault (ses ouvrages ne sont pas présentés pour leur conclusion), Veyne s'attache aux présupposés de sa pensée tout en brossant un portraît vivant du personnage, peut-être parfois avec le ton un peu indiscret de quelqu'un qui vous introduit dans un cénacle en vous parlant du maître, mais c'est intéressant.


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le 10 janv. 2016

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